Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0139
Quelle étrange fille tu fais ! On ne sait jamais que te dire ni que penser. Tes lettres rient d’un côté et pleurent de l’autre ; tu es pleine de boutades et d’excentricités, quoi que tu dises. Tu m’envoies encore ce matin des choses passablement dures. Tu veux que je m’y fasse ; c’est ma ration quotidienne maintenant. Mais si j’allais finir par m’y habituer ? À force de frapper à la même place, la meurtrissure vient, puis le sang, puis le cal ! Parle-moi donc d’autre chose, au nom du ciel, au nom de moi, puisque tu m’aimes, que de venir à Paris ! On dirait que c’est un parti pris chez toi de me tourmenter avec ce refrain. Mais je me le redis toute la journée, moi ; mais qu’y faire cependant ?
Accuse-moi, injurie-moi dans ton cœur tant qu’il te plaira. Dieu (s’il y a un Dieu) est dans ma conscience (si j’ai une conscience). Un avis, pendant que j’y pense, si tu veux à toute force venir me voir. Crois-tu que je ne rêve pas à cela souvent et que je ne m’en fais pas des tableaux charmants ? Ne viens jamais ici : il nous serait impossible, topographiquement parlant, de nous réunir. Je sais bien que l’idée de la réunion n’est pas ce qui te pousse ; mais enfin c’est toujours un hors-d’œuvre plus qu’accessoire et qui vient inévitablement engaillardir tout festin du cœur. Il vaudrait mieux que tu t’arrêtasses à Rouen. Tu arriverais un matin, m’ayant prévenu la veille. Je prétexterai quelque course et je serai ici de retour vers six heures. Je suis bien triste, pauvre chérie, quand le soir arrive. Ma pensée se reporte sur toi avec douceur ; cela me délasse comme une brise. Quel sombre dimanche j’ai passé hier ! Mon frère n’est pas venu ; il commence, je crois, à s’ennuyer de nous, ce qui n’a rien d’étonnant, et il nous laisse seuls. Il a raison. Ça ne guérit pas les pestiférés que de gagner la peste. Le foyer se dégarnit de ses hôtes, comme le cœur des siens. Ils s’en vont les uns à la file des autres. On ne peut pas croire que leur départ est éternel ; ils ne reviennent pas pourtant |
Comme tout se fait vide en peu de temps ! Que de places abandonnées par des êtres ou des choses qu’on ne reverra jamais !
Toi, tu as l’esprit gai ; ce sont les circonstances extérieures qui t’affligent. Tu ne sens pas ces nausées d’ennui qui vous font désirer la mort. Tu ne portes pas en toi l’embêtement de la vie, mot qu’il faudrait écrire par vingt « H » aspirées pour en rendre l’intensité. Ou bien, quand tu es triste, c’est d’un désespoir tragique. Moi je suis dans un état plus bourgeois. Ton esprit à toi est rose et noir ; le mien est brun. Pense si j’ai dû assez souffrir pour gagner, malgré la robuste santé qui s’étale dans mon allure, une maladie de nerfs qui m’a duré deux ans, et dont je ne suis pas encore peut-être tout à fait quitte ! Depuis que je te connais pourtant, je n’ai jamais mieux été. Tu auras été mon médecin. Est-il, ma chérie, un meilleur baume que celui que je puise sur ta bouche ? Parle-moi de ta santé ; c’est là vraiment ce qui m’inquiète et tu ne me donnes pas assez de détails. Je suis tourmenté de tes maux de reins. Soigne-toi, ne veille pas trop, et surtout soigne ton moral ; c’est la première chose à considérer pour que le physique se porte bien.
Il me semble qu’il y a dix ans que nous étions à Mantes. C’est loin, loin. Ce souvenir m’apparaît déjà dans un lointain splendide et triste, oscillant dans une vague couleur tout à la fois amère et ardente. C’est beau dans ma tête comme un coucher de soleil sur la neige. La neige, c’est ma vie présente ; le soleil qui donne dessus, c’est le souvenir, reflet embrasé qui l’illumine.
J’ai reçu ce matin un mot de Du Camp, qui me parle de toi avec amitié. Il te remercie bien du billet de l’Institut, qu’il n’a pas reçu (je lui en avais parlé aussitôt que tu me l’avais écrit), mais dont l’intention lui a fait plaisir. Il me charge de te donner de sa part une bonne poignée de mains fraternelle. Si vous alliez me faire des traits à Paris quand vous vous verrez ! quelle charge ! C’est pour le coup que Phidias rirait ! Il dirait peut-être encore : elle m’échigne mon Du Camp. Si j’étais à Paris, je crois qu’il le dirait de son Flaubert. Oui, j’aimerais à me rendre malade de toi, à m’en tuer, à m’en abrutir, à n’être plus qu’une espèce de sensitive que ton baiser seul ferait vivre. Pas de milieu ! La vie, et c’est là la vie : aimer, aimer, jouir ; ou bien quelque chose qui en a l’apparence et qui en est la négation, c’est-à-dire l’Idée, la contemplation de l’immuable, et pour tout dire par un mot, la Religion dans sa plus large extension.
Je trouve que tu en manques trop, mon amour. Je veux dire qu’il me semble que tu n’adores pas beaucoup le Génie, que tu ne tressailles pas jusque dans tes entrailles à la contemplation du Beau ; ce n’est pas tout que d’avoir des ailes, il faut qu’elles vous portent.
Un de ces jours, je t’écrirai une longue lettre littéraire. Aujourd’hui j’ai fini Sabountala. L’Inde m’éblouit : c’est superbe. Les études que j’ai faites cet hiver sur le brahmanisme n’ont pas été loin de me rendre fou ; il y avait des moments où je sentais que je n’avais pas bien ma tête. On m’a annoncé aujourd’hui que d’ici à quinze jours je recevrai de Smyrne des ceintures de soie : ça m’a fait plaisir. J’avoue cette faiblesse. Il y a ainsi pour moi un tas de niaiseries qui sont sérieuses. Adieu, je te baise sous la plante des pieds.