Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0146

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Louis Conard (Volume 1p. 330-333).

146. À LOUISE COLET.
Mardi, 10 heures du matin. [22 septembre 1846.]

Je suis obligé d’aller à Rouen pour recevoir la statue que le mouleur de Phidias m’envoie (c’est l’Eau qui écoute, une de celles de la fontaine de Nîmes, tu sais). Je pensais n’y aller que demain pour divers arrangements de notre logement d’hiver et je voulais t’écrire ce soir tout à mon aise une lettre que j’aurais mise à la poste avant 11 heures, pour qu’elle t’arrivât le soir. Mais je n’irai pas demain. Tous ces dérangements m’assomment. Aussi je me dépêche bien vite de t’envoyer quelques bons baisers pendant que le domestique s’apprête. Merci de l’envoi de ce matin. J’attendais le facteur sur le quai, sans en avoir l’air, et tout en fumant. Ce bon facteur ! Je lui fais donner à la cuisine un verre de vin pour le rafraîchir ; il aime beaucoup la maison et est très exact. Hier il ne m’a rien apporté ; il n’a rien eu ! Tu m’envoies tout ce que tu peux trouver pour flatter mon amour ; tu me jettes, à moi, tous les hommages que tu reçois. J’ai lu la lettre de Platon avec toute l’intensité dont mon intelligence est susceptible ; j’y ai vu beau-coup, énormément. Le fond du cœur de cet homme-là, quoi qu’il fasse pour le montrer calme, est froid et vide ; sa vie est triste et rien n’y rayonne, j’en suis sûr. Mais il t’a beaucoup aimée et il t’aime encore d’un amour profond et solitaire ; cela lui durera longtemps. Sa lettre m’a fait mal ; j’ai découvert jusqu’au fond l’intérieur de cette existence blafarde, remplie de travaux conçus sans enthousiasme et exécutés avec un entêtement enragé qui, seul, le soutient. Ton amour y jetait un peu de joie, il s’y cramponnait avec l’appétit que les vieillards ont pour la vie. Tu étais sa dernière passion et la seule chose qui le consolât de lui-même. Il est, je crois, jaloux de Béranger ; la vie et la gloire de cet homme ne doivent pas lui plaire. Le philosophe, d’ordinaire, est une espèce d’être bâtard entre le savant et le poète, et qui porte envie à l’un et à l’autre. La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang ; c’est très curieux et très amusant. J’y ai travaillé avec assez d’ardeur pendant deux ans, mais c’est un temps perdu que je regrette. Tu dis un mot bien vrai : « l’amour est une grande comédie et la vie aussi, quand on n’y est pas acteur » ; seulement je n’admets pas que ça fasse rire. Il y a à peu près dix-huit mois, j’ai fait cette expérience sur nature vivante, c’est-à-dire que l’expérience s’est trouvée faite d’elle-même ; c’est moi qui n’ai pas voulu la voir complète. Je fréquentais une maison où il y avait une jeune fille charmante, admirablement belle, d’une beauté toute chrétienne et presque gothique, si je puis dire. Elle avait un esprit naïf, facile à l’émotion ; elle pleurait et riait tour à tour, comme il fait tour à tour pluie et soleil. J’agitais au gré de ma parole tout ce beau cœur où il n’y avait rien que de pur. Je la vois encore couchée sur son oreiller rose et me regardant, quand je lisais, avec ses grands yeux bleus. Un jour, nous étions seuls, assis sur un canapé ; elle me prit la main, me passa ses doigts dans les miens ; je me laissais faire sans penser à rien du tout, car je suis très innocent la plupart du temps, et elle me regarda avec un regard… qui me fait froid encore. La mère entra là-dessus, elle comprit tout et sourit en songeant à la consommation du gendre. Je n’oublierai pas ce sourire ; c’est ce que j’ai vu de plus sublime. Il était composé d’indulgence bénigne et de canaillerie supérieure. Je suis sûr que la pauvre fille s’était laissée aller à un mouvement de tendresse invincible, à une de ces fadeurs de l’âme où il semble que tout ce qu’on a en vous se liquéfie et se dissout, agonie voluptueuse qui serait pleine de délices, si on n’était prêt à éclater en sanglots ou à fondre en larmes. Tu ne peux pas te figurer l’impression de terreur que j’en ai ressentie. Je suis revenu chez moi bouleversé et me reprochant de vivre. Je ne sais pas si je m’étais exagéré les choses, mais moi qui ne l’aimais pas, j’aurais donné ma vie avec plaisir pour racheter ce regard d’amour triste auquel le mien n’avait pas répondu.

Je t’engage à faire le pendant de la Provinciale à Paris, le colon à Paris, comme tu en as le dessein. Quelle atroce invention que celle du bourgeois, n’est-ce pas ? Pourquoi est-il sur la terre, et qu’y fait-il, le misérable ? Pour moi, je ne sais pas à quoi peuvent passer leur temps ici les gens qui ne s’occupent pas d’art. La manière dont ils vivent est un problème. Tu as peut-être raison sur ce que tu me dis que trop lire éteint l’imagination, l’élément individuel, seule chose après tout qui ait quelque valeur. Mais je suis engagé dans un tas de travaux qu’il faut que je finisse, et puis maintenant j’ai toujours peur d’écrire, de manquer mes plans ; de sorte que je recule devant l’exécution. Attends, pour m’envoyer ce que tu veux, que Du Camp soit revenu. À son retour, il viendra ici deux jours. J’attends néanmoins très incessamment la fin de Mantes.

Adieu, il est temps que je parte. À toi, cher amour, celui qui t’aime et t’embrasse sur les seins. Regarde-les et dis : Il rêve votre rondeur et son désir pose sa tête sur vous.