Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0149
Non, encore une fois non, je te le proteste, je te le jure : si les autres n’ont que du dédain après la possession, je ne suis pas comme eux et je m’en fais gloire ; la possession m’attache au contraire.
Tu as tort de me dire que tu es blessée dans ton orgueil. Pourquoi cela ? Ai-je rien fait qui t’humilie ? C’est plutôt moi qui devrais l’être, humilié, car tu fais tout ce que tu peux pour me prouver que je ne t’aime pas. Essaye tout ce que tu voudras, mon cœur me dit le contraire. Je serais un an sans te voir ni t’écrire que mon sentiment n’en baisserait pas d’un degré. Quand une chose une fois est entrée en moi, elle a du mal à en sortir.
J’irai, dans huit jours, voir le secrétaire de la commission pour le buste de mon père, et je lui dirai de hâter un peu les choses. Les vacances vont finir, on est de retour de la campagne. Nous allons tâcher de faire expédier la décision. Ça me procurera, comme je te l’ai dit, le moyen de passer à Paris au moins une douzaine de jours de suite, peut-être quinze, le plus que je pourrai enfin. Mais quand sera-ce ? Je l’ignore. Voilà bientôt dix mois que ça traîne ; ces Messieurs ne sont pas vifs.
Plains-moi : il va falloir peut-être que j’aille un de ces jours, demain ou après-demain sans doute, à Dieppe, promener mes Champenois. Comme ils font là-bas nos affaires (le mari régit nos biens) gratis, ma mère trouve qu’il faut leur faire le plus de politesses possible. Elle reste toujours à garder la nourrice et l’enfant, de sorte que c’est moi qui ai cette corvée. Le soir, c’est à peine si j’ai trois ou quatre heures de libres. Nous avons eu ces jours-ci bien de l’inquiétude pour cet enfant. Mais, Dieu merci, elle est passée. Ce sera pour plus tard à recommencer.
J’ai été hier au chemin de fer réclamer mon fauteuil. Ça me serre le cœur de voir ces wagons qui partent sans que je monte dedans. J’ai suivi de l’œil les rails qui filent vers Paris. Dans le débarcadère on roulait des voitures, on faisait les apprêts pour le départ de quatre heures. Que n’en suis-je, me disais-je ! Va, je t’ai donné là une bonne pensée de désirs. C’est comme ce matin en m’éveillant : je suis resté une grande heure dans mon lit à rêver à toi. Je me rappelais surtout un geste charmant de ta narine quand, couchée près de moi, tu te retournes sur le côté pour me voir ; tes bonnes papillotes s’épandent sur l’oreiller, tes membres sont dans les miens. Tiens, Louise, dans ce moment j’ai la tendresse au cœur, le feu dans le corps !… À quoi ça me sert-il bon Dieu ! À rien qu’à souffrir. Je souffre de toi, de ta douleur. Si tu veux m’être agréable, me rendre heureux, calme ton chagrin ; c’est là tout ce que je te demande.
Je ne t’écrirai plus que quand tu auras décidé positivement où il faut que je t’envoie mes lettres. Pèse bien tout et conclus ensuite.
Je te remercie des renseignements que tu as demandés pour moi. Le Brache, que je connais, est un jeune homme avec lequel j’ai été au collège de Rouen. On l’a mis à la porte pour une affaire assez sale, dont il était totalement innocent. Quant à Mme Foucaud, c’est bien celle-là que j’ai connue. Ton cousin est-il un homme assez sûr pour qu’on puisse lui confier une lettre avec certitude qu’elle sera remise ? car j’ai envie d’écrire à Mme Foucaud. C’est une vieille connaissance ; n’en sois pas jalouse. Tu liras la lettre si tu veux, à condition que tu ne la déchireras pas. Je m’en rapporterai à ta parole. Si je te regardais comme une femme commune, je ne te dirais pas tout cela. Mais ce qui te déplaît peut-être, c’est justement que je [te] traite comme un homme et non comme une femme. Tâche un peu d’employer quelque chose de ton esprit dans les rapports que tu as avec moi. Tu verras que ton cœur, plus tard, lui sera reconnaissant de cette impartialité ! J’avais cru dès le début que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie ; mais non ! Le cœur, le cœur ! ce pauvre cœur, ce bon cœur, ce charmant cœur avec ses éternelles grâces, est toujours là, même chez les plus hautes, même chez les plus grandes. Les hommes, d’ordinaire, font tout ce qu’ils peuvent pour l’irriter, pour le faire saigner. Ils s’abreuvent avec une sensualité raffinée de toutes ces larmes qu’ils ne versent pas, de tous ces petits supplices qui leur prouvent leur force. Si je comprenais ce plaisir-là, j’aurais beau jeu à me le donner avec toi.
Mais non, je voudrais faire de toi quelque chose de tout à fait à part, ni ami, ni maîtresse ; cela est trop restreint, trop exclusif ; on n’aime pas assez son ami, on est trop bête avec sa maîtresse. C’est le terme intermédiaire, c’est l’essence de ces deux sentiments confondus. Je voudrais enfin qu’hermaphrodite nouveau, tu me donnasses avec ton corps toutes les joies de la chair, et avec ton esprit toutes celles de l’âme.
Comprendras-tu cela ? Je ne crois pas que ce soit clair. C’est une chose étrange avec toi combien j’écris mal ; je n’y mets pas de vanité littéraire, mais c’est ainsi. Tout se heurte dans mes lettres ; c’est comme si je voulais dire trois mots à la fois.
J’ai assez ri du désappointement de Phidias pour sa décommande. Il devait avoir une figure grotesque. Il faut convenir que les hommes sont drôles. Le souci financier surtout est très curieux à observer. À sa place, il est probable que j’aurais été encore plus vexé. Une fois qu’on a chaussé une idée, il est toujours pénible de s’en défaire. C’est pour cela qu’il vaut mieux peut-être s’habituer à aller pieds nus.
Je ne pourrai donc pas aller à Paris avant le retour de l’Officiel. J’en enrage ! Mais tu vois toutes les raisons, pauvre amour ! Il eût été si bon de passer encore une journée dans le genre de celle de Mantes !
Mais est-ce que tu es tellement tenue, lorsqu’il est là, qu’il te sera difficile de nous voir ? Tu auras mille prétextes pour sortir ! Tu ne croirais pas une chose, c’est que j’ai une grande envie de le voir, cet homme. Non pas que j’en sois jaloux, mais je suis jaloux de sa place. Il aurait pu te rendre heureuse ; moi je ne le pourrai jamais. Il faut que ce soit une bien misérable nature pour ne l’avoir pas fait. Il me semble que si j’avais été ton mari, nous eussions fait bon ménage. Après ça, il est probable que nous nous serions détestés ; c’est ordinaire. L’union légitime, qui est l’antilégitime, celle qui est hors nature et contre le cœur, suffit par sa légitimité même pour chasser l’amour.
C’est en t’écrivant que j’étrenne ce fauteuil sur lequel je suis destiné, si je vis, à passer de longues années. Qu’y écrirai-je ? Dieu le sait ; sera-ce du bon ou du mauvais, du tendre ou de l’érotique, du triste ou du gai ? De tout cela un peu, probablement, et rien en somme. N’importe ! Que cette inauguration bénisse tous mes travaux futurs ! Voilà l’hiver, la pluie tombe, mon feu brûle, voilà la saison des longues heures renfermées. Vont venir les soirées silencieuses passées à la lueur de la lampe, à regarder le bois brûler et à entendre le vent souffler. Adieu les larges clairs de lune sur les gazons verts et les nuits bleues toutes mouchetées d’étoiles.
Adieu ma toute chérie ; je t’embrasse de toute mon âme.
J’ai appris hier le mariage de mon ami Cloquet. Il épouse une jeune Anglaise qui a plusieurs « H » à son nom. J’en ai eu pitié, de cette pauvre fille, quoique je ne la connaisse pas. Il y avait autrefois en médecine un remède que l’on employait pour les rois en décrépitude : ils prenaient des bains de sang d’enfant. Beaucoup d’hommes encore, pour se rajeunir, s’immolent quelque cœur vierge, afin de récréer leur vieillesse et de réchauffer leurs membres froids. Et on appelle ces gens là des âmes tendres, qui ne peuvent pas se passer d’affection.