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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0152

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 353-357).

152. À LA MÊME.
Dimanche soir, [4 octobre 1846.]

Voici la lettre pour Mme Foucaud. Je voudrais être là, à Paris, près de toi, et effacer par un baiser chaque pli triste qui viendrait sur ton front en la lisant, car j’ai peur que tu ne t’en chagrines encore. J’ai obéi au mouvement d’écrire à cette femme. Ai-je bien fait de le suivre ? Je n’en sais rien. Je suis un peu comme Montaigne ; « je ne sais souffrir contradiction ni débat chez moi ». Cette idée m’est venue, j’y ai cédé, voilà tout. Si tu ne me blâmes pas j’aurai eu raison, si tu me reproches cela j’aurai eu tort. Tu me diras franchement, amour, l’effet qu’elle t’a produit. J’ai écrit ça tout à l’heure, assez vite. En la relisant, je viens de m’apercevoir qu’elle avait une tournure assez dégagée, et que l’ensemble était d’un chic assez ferme. Cette créature-là n’avait pas pour elle une très grande intelligence, mais ce n’était pas là ce que je lui demandais. Je me rappellerai toujours, qu’elle m’écrivit un jour automate « ottomate » ; ce qui excita beaucoup, beaucoup, mon hilarité (expression parlementaire). À part les moments purement mythologiques, je n’avais rien à lui dire. Au bout de huit jours que nous eussions vécu ensemble, j’en aurais été assommé. Tout le monde n’est pas toi, car toi, tu as pour attirer les gens des charmes secrets dont ils ne se doutent pas. Crois-tu que, depuis qu’il y a des amants sur la terre, beaucoup aient reçu des vers comme ceux du carnet ? Tu me gâtes, tu me donnes de l’orgueil. Je ne vois pas, partout où je tourne les yeux, un homme aimé par une femme telle que toi. Moi qui ne me croyais pas fait pour inspirer de passion sérieuse, je suis si bien démenti par toi que je deviendrais fat et sot si tu ne me laissais encore un peu de bon sens.

Il y a dans la lettre ci-incluse une phrase dont tu te demanderais le sens ; c’est quand je dis que je suis enlaidi. Eh bien, c’est très vrai. C’était il y a dix ans qu’il eût fallu me connaître. J’avais une distinction de figure que j’ai perdue ; mon nez était moins gros et mon front n’avait pas de rides. Il y a encore des moments où, quand je me regarde, je me semble bien ; mais il y en a beaucoup où je me fais l’effet d’un fameux bourgeois. Sais-tu que, dans mon enfance, les princesses arrêtaient leurs voitures pour me prendre dans leurs bras et m’embrasser ? Un jour que la duchesse de Berry passait à Rouen et qu’elle se promenait sur les quais, elle me remarqua, dans la foule, tenu dans les bras de mon père qui m’élevait pour que je puisse voir le cortège. Sa calèche allait au pas ; elle la fit arrêter et prit plaisir à me considérer et à me baiser. Mon pauvre père rentra bien heureux de ce triomphe. C’est bien sûr le seul que je remporterai jamais. Je tressaille encore au mouvement de joie orgueilleuse qui a dû remuer ce grand et bon cœur éteint. Je comprends, tout comme un autre, ce qu’on peut éprouver à regarder son enfant dormir. Je n’aurais pas été mauvais père ; mais à quoi bon faire sortir du néant ce qui y dort ? Faire venir un être, c’est faire venir un misérable. « Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ? » C’est Job qui dit cela. Aimes-tu ce livre ? C’est un des beaux qu’on ait faits depuis qu’on en fait. T’es-tu nourrie de la Bible ? Pendant plus de trois ans je n’ai lu que ça le soir, avant de m’endormir. Au premier moment de libre que je vais avoir je vais recommencer. J’ai entrepris beaucoup de choses assez longues dont je voudrais être débarrassé.

Il est possible, comme tu me l’observes, que je lise trop, quoique je ne lise guère. L’étude, au bout du compte, ajoute peu ; mais elle excite. Maintenant d’ailleurs j’ai toujours peur d’écrire. Éprouves-tu, ainsi que moi, avant de commencer une œuvre, une espèce de terreur religieuse et comme une appréhension d’entamer le rêve ? Une chose qui m’a beaucoup touché, c’est ce que dit Gibbon[1], à la fin de son histoire, quand il parle de la mélancolie qui lui est survenue au cœur lorsqu’il s’est vu avoir fini l’ouvrage où il avait passé trente ans. Et puis l’imagination est plutôt une faculté qu’il faut, je crois, condenser pour lui donner de la force, qu’étendre pour lui donner de la longueur. Paillettes d’or légères comme de la paille et volatiles comme la poussière, mes idées ont plutôt besoin d’être mises à la presse que passées au laminoir. Ce bon Toirac[2], qui t’a fait plaisir en te parlant de moi, est trop indulgent ou trop illusionné quand il dit que je connais les anciens à fond (mes amis finiraient par me rendre ridicule). C’est-à-dire que je les épelle, voilà tout. C’est un excellent garçon que Toirac, homme d’esprit dans l’acception française du mot, et honnête homme avec cela. Il a un assez joli talent pour faire le vers léger, le vers des épîtres de Voltaire. Je le voyais assez souvent à Paris et nous dînions ensemble. Si tu as des compliments à me relater sur mon compte, j’en ai aussi sur le tien. Il est venu cet après-midi un de mes anciens camarades, cousin de mon beau-frère. Il a vu ton portrait et l’a considérablement admiré ; il l’a pris dans ses mains, approché de la fenêtre et le regardant : « Diable, mais c’est bien beau, ça ! quelle belle figure ! oui, charmante, charmante, etc. » Ça m’a fait plaisir. Était-ce pour toi ou pour moi ? Un grand moraliste seul aurait pu le dire.

À propos de dire, il faut que je t’avoue tout de suite que je crois que tu n’as fait nulle part quelque chose de meilleur que le mouvement :

Ô lit ! si tu parlais ............

J’adore surtout ceci :

Reprenant à son tour l’amoureuse louange,
Il disait : « Sais-tu bien que je suis fier de toi,
Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange
Tu ranimes pour moi Lavallière et Fontange ;
L’orgueil me transfigure et, dans un rêve étrange,
Te pressant dans mes bras, je me crois un grand roi. »

et encore ceci :

Ton flanc, etc.
..............
Pressait ma gorge ronde et ferme
Où brille un bouton de carmin.
Ton bras enlaçait ma ceinture ;
Ton cou vers mon cou se tendait
Et ta lèvre embaumée et pure
À ma lèvre se suspendait.
Deux langues dans la même bouche
Mêlaient d’onctueux lèchements,
Nos corps unis broyaient la couche
Sous leurs fougueux élancements.

Ce sont là des vers émouvants et qui remueraient des pierres, à plus forte raison moi. Bientôt nous recommencerons, n’est-ce pas, à nous jeter le défi de nous assouvir. Patiente un peu. Moi je m’impatiente.

Adieu, mille morsures sur ta bouche rose. Du Camp arrive vers le dix. Il ira te voir de suite. Tu cachetteras la lettre avec soin et tu la recommanderas bien ; puisque je l’ai écrite, qu’elle parvienne !


  1. Historien anglais.
  2. Médecin dentiste renommé.