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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0158

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 373-377).

158. À LA MÊME.
Mercredi soir, 11 h. [Croisset, 14 octobre 1846.]

Je suis bien aise que Max t’ait plu. C’est une bonne, belle et grande nature, que j’ai devinée du premier jour, et à laquelle je me suis accroché comme à une trouvaille. Il y a entre nous deux trop de points de contact dans l’esprit et dans la constitution pour que nous nous manquions. Voilà quatre ans que nous nous connaissons ; c’est comme s’il y avait un siècle, tant nous avons vécu ensemble, et par des fortunes diverses, par des temps de pluie et de soleil. Aime-le comme un frère que j’aurais à Paris ; fie-toi à lui comme à moi et plus à lui qu’à moi-même, car il vaut mieux que moi. Il y a chez lui plus d’héroïsme et plus de délicatesse.

La gentilhommerie de ses manières ne fait que sortir de celle de son cœur. Moi, je suis plus grossier, plus commun, plus ondoyant. J’ai le fumet plus âcre. Il ne faut pas en croire ce qu’il peut te dire de moi sous le rapport littéraire. M’aimant comme il m’aime, il est partial sans doute. D’abord je suis un peu son maître ; je l’ai tiré de la bourbe du feuilleton où il serait maintenant enfoui pour le reste de sa vie — si ce n’est étouffé — et je lui ai inspiré l’amour des études sérieuses. Il a fait depuis deux ans de grands progrès ; il a maintenant un joli talent ; il en aura un beau plutôt. C’est surtout le sentiment et le goût qui dominent en lui ; il attendrit. Je connais une chose de lui que je ne peux pas lire sans larmes dans les yeux. Et avec toutes ces bonnes qualités, il est modeste comme un enfant. À propos de gens qui disent du bien de moi, méfie-toi du brave Toirac. C’est un malin, et peut-être ne s’étend-il si fort en louanges sur mon compte que pour y voir l’effet qu’elles font sur toi ; il aura sans doute soupçonné, à la manière dont tu parlais de moi, que tu ressentais quelque chose et, suivant la vieille tactique, il aura essayé l’apologie afin d’épier si elle t’était agréable ou indifférente.

Tu as une de tes connaissances qui doit aussi avoir de moi une furieuse idée. C’est Malitourne. Je dois lui paraître un géant de blague et de gaieté. Nous ne nous sommes vus qu’une fois chez Phidias, et avec la rousse de Marin. J’y ai été si crapuleusement aimable qu’à coup [sûr] il ne m’a pas oublié. J’étais ce jour-là en veine ; j’avais de la verve. En voilà encore un dans l’esprit duquel, j’imagine, je passe pour être un gaillard facétieux. J’ai passé pour être tant de choses, et on m’a trouvé des ressemblances avec tant de gens ! depuis ceux qui ont dit que je m’étais rendu malade par l’abus des femmes ou des plaisirs solitaires, jusqu’à ceux qui me disaient, pour me flatter, que je ressemblais au Duc d’Orléans.

Causons du drame. Oui je pense souvent à la première représentation ; je m’en tourmente ! Oh ! comme mon cœur battra ! Je me connais ; s’il est applaudi, j’aurai du mal à me contenir. Je me prépare bien à l’infortune, mais pas au bonheur, et ç’en sera un si tu triomphes ! Oh ! ces trépignements que je rêvais au collège, le coude appuyé sur mon pupitre, en regardant la lampe fumeuse de notre étude ! Cette gloire bruyante, dont le fantôme évoqué me faisait tressaillir ! J’aurai donc tout cela, moi, et dans toi, c’est-à-dire dans la partie sensitive de moi-même ! Le soir j’embrasserai cette noble poitrine dont le sentiment aura remué la foule comme un grand vent fait sur l’eau ! Depuis que mon père et ma sœur sont morts, je n’ai plus d’ambition ; ils ont emporté ma vanité dans leur linceul et ils la gardent. Je ne sais pas même si jamais on imprimera une ligne de moi. Je ne fais pas comme le renard qui trouve trop vert le fruit qu’il ne peut manger ; mais moi, je n’ai plus faim ! Le succès ne me tente pas. Celui qui me tente, c’est celui que je peux me donner, ma propre approbation ; et je finirai peut-être par m’en passer, comme il aurait fallu me passer de celle des autres. C’est donc en toi, sur toi, que je reporte tout cela. Travaille, médite, médite surtout, condense ta pensée, tu sais que les beaux fragments ne sont rien. L’unité, l’unité, tout est là ! L’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits, pas une œuvre. Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de mailles. Pardon de ces conseils, mais je voudrais te donner tout ce que je désire pour moi.

Pas de nouvelles de la commission. Demain nous allons à Rouen pour préparer nos logements d’hiver. Je m’en informerai. J’ai bien peur que ce ne soit que pour le commencement de novembre, c’est-à-dire dans quinze ou vingt jours, mais pas plus tard, bien sûr. Il pleut toujours ; le temps est triste, et moi !

Je travaille assez dans ce moment-ci. J’ai plusieurs choses que je veux finir, qui m’ennuient et que je continue tout de même, espérant plus tard en retirer quelque chose. Au printemps prochain, pourtant, je me mettrai à écrire de nouveau ; mais je recule toujours.

Un sujet à traiter est pour moi comme une femme dont on est amoureux ; quand elle va vous céder, on tremble et on a peur ; c’est un effroi voluptueux, on n’ose pas toucher son désir. J’ai relu ce soir l’épisode de Velléda des Martyrs. Quelle belle chose ! Quelle poésie ! Mais si j’avais été Eudore et que tu eusses été la druidesse, j’aurais cédé plus vite. Je ne peux pas me défendre d’un sentiment d’indignation bourgeoise quand je vois dans les livres des hommes qui résistent aux femmes. On pense toujours que c’est l’auteur qui parle de lui, et on trouve ça impertinent parce que c’est peut-être faux, après tout. Tu me parles d’Albert Aubert et de M. Gaschon de Molesnes. Méprise tous ces drôles ; à quoi bon s’inquiéter de ce que ces merles piaillent ? C’est perdre son temps que de lire des critiques. Je me fais fort de soutenir dans une thèse qu’il n’y en a pas eu une de bonne depuis qu’on en fait, que ça ne sert à rien qu’à embêter les auteurs et à abrutir le public, et enfin qu’on fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’Art, de même qu’on se met mouchard quand on ne peut pas être soldat. Je voudrais bien savoir ce que les poètes de tout temps ont eu de commun dans leurs œuvres avec ceux qui en ont fait l’analyse ! Plaute aurait ri d’Aristote s’il l’avait connu ! Corneille se débattait sous lui ! Voltaire, malgré lui, a été rétréci par Boileau ! Beaucoup de mauvais nous eût été épargné dans le drame moderne sans W. Schlegel. Et quand la traduction de Hegel sera finie, Dieu sait où nous irons ! Et qu’on ajoute les journalistes par là-dessus, eux qui n’ont pas même la science pour cacher leur lèpre jalouse ! Je me suis laissé aller par ma haine de la critique et des critiques, si bien que ces misérables m’ont pris toute la place pour t’embrasser, mais malgré eux c’est ce que je fais. Ainsi donc, avec leur permission, mille grands baisers sur ton beau front et sur tes yeux si doux et…