Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0162

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Louis Conard (Volume 1p. 385-388).

162. À LA MÊME.
Vendredi, minuit. [Croisset, 23 octobre 1846.]

Non, je ne méprise pas la gloire : on ne méprise pas ce qu’on ne peut atteindre. Plus que celui d’un autre, mon cœur a battu à ce mot-là. J’ai passé autrefois de longues heures à rêver pour moi des triomphes étourdissants, dont les clameurs me faisaient tressaillir comme si déjà je les eusse entendues. Mais je ne sais pourquoi, un beau matin, je me suis réveillé débarrassé de ce désir, et plus entièrement même que s’il eût été comblé. Je me suis reconnu alors plus petit et j’ai mis toute ma raison dans l’observation de ma nature, de son fond, de ses limites surtout. Les poètes que j’admirais ne m’en ont paru que plus grands, éloignés qu’ils étaient davantage de moi, et j’ai joui, dans la bonne foi de mon cœur, de cette humilité qui eût fait crever un autre de rage. Quand on a quelque valeur, chercher le succès c’est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c’est peut-être se perdre complètement. Car il y a deux classes de poètes. Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celles des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs œuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur. Il y en a d’autres qui n’ont qu’à crier pour être harmonieux, qu’à pleurer pour attendrir, et qu’à s’occuper d’eux-mêmes pour rester éternels. Ils n’auraient peut-être pas pu aller plus loin en faisant autre chose ; mais, à défaut de l’ampleur, ils ont l’ardeur et la verve, si bien que, s’ils étaient nés avec des tempéraments autres, ils n’auraient peut-être pas eu de génie. Byron était de cette famille ; Shakespeare de l’autre. Qu’est-ce qui me dira, en effet ce que Shakespeare a aimé, ce qu’il a haï, ce qu’il a senti ? C’est un colosse qui épouvante ; on a peine à croire que ç’ait été un homme. Eh bien, la gloire, on la veut pure, vraie, solide comme celle de ces demi-dieux ; l’on se hausse et l’on se guinde pour arriver à eux ; on émonde de son talent les naïvetés capricieuses et les fantaisies instinctives pour les faire rentrer dans un type convenu, dans un moule tout fait. Ou bien, d’autres fois, on a la vanité de croire qu’il suffit, comme Montaigne et Byron, de dire ce que l’on pense et ce que l’on sent pour créer de belles choses. Ce dernier parti est peut-être le plus sage pour les gens originaux, car on aurait souvent bien plus de qualités si on ne les cherchait pas, et le premier homme venu, sachant écrire correctement, ferait un livre superbe en écrivant ses mémoires, s’il les écrivait sincèrement, complètement. Donc, pour en revenir à moi, je [ne] me suis vu ni assez haut pour faire de véritables œuvres d’art, ni assez excentrique pour pouvoir en emplir de moi seul. Et n’ayant pas l’habileté pour me procurer le succès, ni le génie pour conquérir la gloire, je me suis condamné à écrire pour moi seul, pour ma propre distraction personnelle, comme on fume et comme on monte à cheval. Il est presque sûr que je ne ferai pas imprimer une ligne, et mes neveux (je dis neveux au sens propre, ne voulant pas plus de postérité de la famille que je ne compte sur l’autre) feront probablement des bonnets à trois cornes pour leurs petits enfants avec mes romans fantastiques, et entoureront la chandelle de leur cuisine avec les contes orientaux, drames, mystères, etc., et autres balivernes que j’aligne très sérieusement sur du beau papier blanc. Voilà, ma chère Louise, une fois pour toutes le fond de ma pensée sur ce sujet et sur moi.

Je n’ai pas besoin d’être soutenu dans mes études par l’idée d’une récompense quelconque ; et le plus drôle c’est que, m’occupant d’art, je ne crois pas plus à ça qu’à autre chose, car le fond de ma croyance c’est de n’en avoir aucune. Je ne crois pas même à moi ; je ne sais pas si je suis bête ou spirituel, bon ou mauvais, avare ou prodigue. Comme tout le monde, je flotte entre tout cela ; mon mérite est peut-être de m’en apercevoir et mon défaut d’avoir la franchise de le dire. D’ailleurs est-on si sûr de soi ? Est-on sûr de ce qu’on pense ? de ce qu’on sent ? Toi maintenant qui m’aimes, qui m’aimes tant que tu voudrais te le nier, est-ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver, et qui ne s’y rencontre pas… ? Pardonne-le-moi si c’est faux, mais il me semble que dans ta dernière lettre il y a un ton de lassitude, comme si ma pensée te fatiguait. Eh bien un jour, si tu ne veux plus de moi, si tu t’aperçois que ce mirage-là t’a trompée, tu viendras t’asseoir au foyer de mon cœur ; ta place y sera toujours. Je guérirai avec des mots que je sais les blessures de tes illusions, et si je ne les guéris, j’empêcherai qu’elles ne te fassent souffrir.

Pourquoi donc nous contraindre, ma pauvre chérie ? Pourquoi ne pas accepter la vie telle qu’elle est et nos positions comme elles sont, et nous aimer franchement sans y fourrer tant de subtilités ? Aujourd’hui, tiens, je n’ai fait que penser à toi. Ce matin quand je me suis éveillé, j’ai songé au tressaillement que j’ai éprouvé à Mantes,…

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............l’impression de cette méditation m’est restée toute la journée. Mais tu ne veux plus que je parle de tout cela (de quoi te parler ?) Parlons donc d’autre chose. Tu as raison, il aurait mieux valu pour toi ne pas m’aimer. Le bonheur est un usurier qui, pour un quart d’heure de joie qu’il vous prête, vous fait payer toute une cargaison d’infortunes.

Adieu, je t’embrasse, et comment ! Moi je sais bien comment ! Allons, toujours ainsi, n’est-ce pas ? C’est si bon ! Les lèvres m’en piquent et je me passe la langue dessus comme si la tienne venait d’y passer.

Le secrétaire m’a écrit que c’était le 5 que ces Messieurs étaient convoqués.