Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0164

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 391-393).

164. À MADEMOISELLE GERTRUDE COLLIER.
[Début de novembre 1846.]

Est-ce que je ne vous reverrai plus ? Votre départ est donc bien décidé. Mais pourquoi ne vous en allez-vous pas par Rouen ? C’est la route qui vous mènerait le plus vite et je pourrais vous dire adieu. Si vous êtes triste de quitter Paris, je le suis aussi, moi, de votre départ. Je ne pourrai plus voir votre pauvre maison sans un serrement de cœur. Il y a ainsi maintenant, sur la terre, une foule de places où mon âme saigne quand j’y passe. Tout m’abandonne ; mes parents meurent, mes amis s’en vont. Il ne me reste plus de tout cela que le souvenir ; le vôtre me restera toujours cher. Jamais je n’oublierai ces longues heures de l’après-midi que j’allais passer au Rond-Point, nos bonnes lectures, nos causeries sans fin. Quand je demeurais dans ma triste rue de l’Est, je me promettais mes jours de visite chez vous comme des jours de vacances. Ç’a été dans ce temps-là mes meilleurs moments et, dans mon dernier séjour à Paris, avec quel plaisir encore ne me reportais-je pas à ce doux passé évanoui ! Nous y avons encore ri ; vous le rappelez-vous ? Pour moi ce voyage-là, fait entre la mort de mon père et celle de ma sœur, a laissé dans ma pensée comme le souvenir d’une heure de relâche entre deux ouragans. Et puis comment ne me souviendrais-je pas de vous tous avec tendresse ? Vous êtes mêlés à tant de choses de ma vie intime ! Je vous ai connus à Trouville, dans le temps que nous y étions tous. J’ai gardé pour moi le châle bariolé de rouge et de bleu que portait Henriette et qu’elle avait donné à Caroline.

Qui sait quand je vous reverrai, et si je vous reverrai, seulement ! Je doute de tout et du bonheur plus que jamais. J’ai des défiances ombrageuses de l’avenir ; et d’ailleurs si je vous revois, tout sera bien changé sans doute. Je ne dis pas que vous m’oublierez ; je crois bien à votre amitié. Mais je me méfie du temps, voyez-vous, du temps qui pourrit tout, comme la pluie qui ronge les marbres les plus durs et les sentiments les plus solides… Vous serez mariée, peut-être ; tant de choses seront survenues ! Que le ciel vous rende heureuse, Gertrude ! C’est mon vœu le plus profond. Si je ne pensais pas que vous m’estimez trop pour me demander ici des mots convenus, je vous enverrais une foule de banalités dont je vous fais grâce ; mais vous savez ce que je vous suis.

Peut-être l’année prochaine irai-je avec ma mère en Angleterre et en Écosse. Alors j’irais vous voir ; ce sera une grande joie. Comme nous causerons ! Mais où serez-vous ? Où demeurerez-vous ? Qu’allez-vous faire ? Vous me donnerez bien un peu de vos nouvelles, n’est-ce pas ? Tout ne sera pas laissé sur le rivage ; tout ne s’enfuira pas avec la silhouette des arbres de la grande route. Il me semble que vous êtes partie il y a longtemps, que vous êtes loin, bien loin, que je ne vous reverrai plus.

Dites bien à votre mère, à Henriette, mille choses ; c’est plus que je ne peux en dire, tout ce que vous trouverez. Si jamais, n’importe quand, vous aviez besoin de quelque chose en France, comptez sur moi ; ne craignez rien, j’ai la mémoire longue.

Embrassez bien Herbert de ma part quand vous le verrez.

Adieu, adieu. Tout à vous (cela n’est pas une formule).

Il faudra que je sois à Paris du 14 au 20 de ce mois. Si, par hasard, votre départ se trouvait retardé, je vous verrai encore ; sinon… encore un adieu de plus !