Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0178

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Louis Conard (Volume 1p. 420-422).

178. À LA MÊME.
Dimanche. [13 décembre 1846.]

Tu as été malade, mon pauvre cœur ; tu as souffert ! Ne fais plus de ces excès de travail qui usent et qui, à cause de la lassitude même qu’ils laissent après eux, vous font en définitive perdre plus de temps qu’ils ne vous en ont fait gagner. Ce ne sont pas les grands dîners et les grandes orgies qui nourrissent, mais un régime suivi, soutenu. Travaille chaque jour patiemment un nombre d’heures égales. Prends le pli d’une vie studieuse et calme ; tu y goûteras d’abord un grand charme et tu en retireras de la force. J’ai eu aussi la manie de passer des nuits blanches ; ça ne mène à rien qu’à vous fatiguer. Il faut se méfier de tout ce qui ressemble à de l’inspiration et qui n’est souvent que du parti pris et une exaltation factice que l’on s’est donnée volontairement et qui n’est pas venue d’elle-même. D’ailleurs on ne vit pas dans l’inspiration. Pégase marche plus souvent qu’il ne galope. Tout le talent est de savoir lui faire prendre les allures qu’on veut. Mais pour cela ne forçons point ses moyens, comme on dit en équitation. Il faut lire, méditer beaucoup, toujours penser au style et écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’Idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu’à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise, adéquate à elle-même. Remarque que l’on arrive à faire de belles choses à force de patience et de longue énergie. Le mot de Buffon est un blasphème, mais on l’a trop nié ; les œuvres modernes sont là pour le dire. Modère les emportements de ton esprit qui t’ont déjà fait tant souffrir. La fièvre ôte de l’esprit ; la colère n’a pas de force, c’est un colosse dont les genoux chancellent et qui se blesse lui-même encore plus que les autres.

On m’a fait hier une petite opération à la joue à cause de mon abcès. J’ai la figure embobelinée de linge et passablement grotesque. Comme si ce n’était pas assez de toutes les pourritures et de toutes les infections qui ont précédé notre naissance et qui nous reprendront à notre mort, nous ne sommes pendant notre vie que corruption et putréfaction successives, alternatives, envahissantes l’une sur autre. Aujourd’hui on perd une dent, demain un cheveu, une plaie s’ouvre, un abcès se forme, on vous met des vésicatoires, on vous pose des sétons. Qu’on ajoute à cela les cors aux pieds, les mauvaises odeurs naturelles, les sécrétions de toute espèce et de toute saveur, ça ne laisse pas que de faire un tableau fort excitant de la personne humaine. Dire qu’on aime tout ça ! encore qu’on s’aime soi-même et que moi, par exemple, j’ai l’aplomb de me regarder dans la glace sans éclater de rire. Est-ce que la seule vue d’une vieille paire de bottes n’a pas quelque chose de profondément triste et d’une mélancolie amère ! Quand on pense à tous les pas qu’on a faits là dedans pour aller on ne sait plus où, à toutes les herbes qu’on a foulées, à toutes les boues qu’on a recueillies… le cuir crevé qui bâille a l’air de vous dire : « … après, imbécile, achètes-en d’autres, de vernies, de luisantes, de craquantes, elles en viendront là comme moi, comme toi un jour, quand tu auras sali beaucoup de tiges et sué dans beaucoup d’empeignes. »

J’ai parlé à des gens de la Faculté de l’infirmité de D… ; ils n’y comprennent pas grand-chose. Ce citoyen n’aurait-il pas eu par là quelque bon rhume de cerveau qui lui aurait avarié la narine ? Ou plutôt M. D. n’aurait-il pas chargé les détails de l’histoire ? Ça se fait souvent pour embellir son récit et donner plus de poids à ce qu’on ne comprend pas soi-même.

Adieu, soigne-toi bien, prends garde au froid et reçois un long baiser sur la bouche.