Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0183

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Louis Conard (Volume 1p. 430-432).

183. À LA MÊME.
[Sans date.]

Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce un défi ? un retour ? une raillerie ? Je m’y perds ! Amor nel cor !

Dans mon cœur à moi, dans ce cœur qui n’est pas plein de dévouement « comme celui des autres hommes », vous avez raison, il n’est pas comme celui des autres hommes, par malheur pour lui et pour les autres. Pourquoi ne m’écrivez-vous pas plutôt spirituellement ? J’entends, pour me dire ce que vous devenez. Je suis un vieil empirique qui, s’il applique le feu, a aussi dans son sac des cataplasmes et des onguents.

Je vous ai paru sublime naguère ; maintenant je vous parais pitoyable. Je ne suis ni l’un ni l’autre, allez, et au fond je ne suis pas plus gredin que le premier venu.

Ainsi, vous me reprochez mon amour pour les « premières venues » ; c’est une erreur historique. Ça m’ennuie tout comme autre chose ; ça m’assomme même. La prostituée est un mythe perdu. J’ai cessé de la fréquenter, par désespoir de la trouver.

Ma moquerie, dites-vous, a tué votre amour. Mais je ne me suis jamais moqué de vous ! Quand on est disposé à voir le grotesque partout, on ne le voit nulle part. Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales. Elles rient toujours, pourtant. Il y a des gens dont l’âme est de même. Une idée bouffonne a plissé leur granit, et pourtant les fleurs y poussent tout de même. Mais personne n’en sent le parfum, et ces bêtes là ne servent qu’à cracher la pluie sur les passants.

Si vous ne m’aimez plus comme autrefois, que je sois votre ami du moins ! Et cette vie, que je n’ai pu éclairer avec le soleil, que j’y jette au moins une lueur douce de clair de lune ! Quand vous vous ennuierez trop, quand vous aurez besoin d’expansion, écrivez-moi, racontez-moi votre vie. Dites-moi tout ce que vous voudrez ; quand je ne vous serais bon qu’à passer du temps !

Si vous trouvez qu’il faut mieux en finir là, je ne dirai rien. Mais la main qui écrit ceci, tant qu’elle pourra se remuer à votre appel, sera vôtre.