Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0188

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Louis Conard (Volume 2p. 9-11).

188. À ERNEST CHEVALIER.
[Rouen], 23 février 1847.

Permettez-moi, mon cher Monsieur, de vous féliciter sur le haut rang social où la bienveillance éclairée de S. E. le ministre de la justice vous appelle. J’avais su, vieux, par le canal des journaux, quoique je n’en lise jamais, que tu transférais ta boule et ta blague magistrales de Calvi à Ajaccio […].

J’ai vu par ta dernière lettre que tu allais assez bien. Le ton en était assez gaillard. Conserve-le toujours ce vieil aplomb moral qui à lui seul vaut tout le reste et qui console de tout quand on n’a plus rien. Sois toujours gars, sois toujours aimable, et le soir, par Le clair de lune, si tu vas te promener sur la terrasse du Cardinal-Fesch, donne-moi à travers la Méditerranée et la France une bonne pensée, en regardant la baie et les montagnes noircies par le feuillage des maquis.

J’aurais bien envie, à coup sûr, de t’aller faire une visite et de recommencer, avec plus d’intelligence que je n’en ai mis et plus de loisir que je n’en ai eu, ces longues promenades à cheval à travers les forêts de pins et de châtaigniers. Mais est-ce que je le peux ? Tu sais bien, tout comme moi, qu’il y a à cela mille impossibilités. Quand partirai-je ? Quand mettrai-je la clef sous la porte, un beau matin, en me murmurant à moi-même : « Bon voyage, Monsieur Dumollet. » Je n’ose même pas souhaiter cela, puisque ce désir ne peut s’accomplir que dans la réalisation du plus grand malheur qui puisse m’advenir.

Tu n’auras pas l’insigne avantage de voir le drôle qui répond au nom de Maxime Du Camp. Le 1er mai, nous partons tous les deux pour une pauvre petite excursion en Bretagne[1], à pied, le sac sur le dos. Ma mère nous rejoindra en route. Fasse le ciel que ce ne soit pas autre chose qu’un projet ! Je suis si habitué à voir tout me rater dans les mains que je ne compte sur rien.

Voilà ce pauvre bougre de d’Arcet [sic] qui a crevé au Brésil comme un mousquet, au moment où il touchait à la Fortune, où il l’avait enfin après vingt ans de chasse ; il meurt tout d’un coup dans son lit par l’explosion d’une lampe à gaz. Le même paquebot qui a apporté la nouvelle de sa mort apportait deux lettres joyeuses de lui à sa mère et à sa sœur. Comme tout se dégarnit, comme tout s’en va, quel dégel continu que la vie ! Joies, parents, amis, tout meurt, part, file : bonsoir, au revoir, oui, et on ne se revoit plus.

Il n’y a que moi qui reste, qui ne change pas de lieu, qui ne change pas d’existence ni de rang. Si tu ne revenais ici que dans dix ans, et j’entends marié, décoré, considéré, procureur du roi et stupide, tu me retrouverais sans doute à ma table, dans la même posture, penché sur les mêmes livres, ou me rôtissant les jambes dans mon fauteuil et fumant une pipe, comme toujours. Je continue mon grec, je lis Théocrite, Lucrèce, Byron, saint Augustin et la Bible. Voilà pour le moment les historiettes que je m’inculque dans le cerveau. Tous les trois mois à peu près, il se trouve que je vais à Paris pendant un jour ou deux me retremper, et puis je reviens ici. Je m’ennuie le premier jour que je suis de retour, comme on s’ennuie toutes les fois qu’on a rompu à ses habitudes et qu’il vous faut les reprendre. L’homme est une si triste machine qu’une paille mise dans le rouage suffit pour l’arrêter.

Rien de neuf ici ; tout suit son train. Ma mère toujours triste. L’enfant[2] marche, vit et vagit. Le sieur Alfred est à la Neuville en ne faisant pas grand’chose et étant toujours le même être que tu connais, et le bourgeois de Rouen est toujours quelque chose de gigantesquement assommant et de pyramidalement bête. Au reste je n’en vois guère, mais c’est néanmoins humiliant de penser qu’on respire le même air. Adieu, cher ami, à toi, ton vieux.


  1. Voyage décrit dans Par les Champs et par les Grèves.
  2. Fille de sa sœur Caroline décédée le 20 mars 1846.