Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0213

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Louis Conard (Volume 2p. 71-74).

213. À LOUISE COLET.
Samedi soir [Rouen, 11-12 décembre 1847].

Vous me dites d’être bon, de vous répondre tout de suite ; vous faites presque appel à ma générosité, pauvre chère âme. Vous saviez bien que je ne vous refuserais pas. Il y a vingt-six ans aujourd’hui, à cette heure à peu près (il est 1 heure), je suis venu au monde. Souhaitez-moi que ce qui me reste à vivre soit plus facétieux ce qui a été vécu et acceptez la dédicace de cet anniversaire.

Ah ! qu’il aurait mieux valu, je ne dis pas pour moi, mais pour vous, que jamais vous ne me connaissiez ! Vous me navrez de tristesse à vous voir si malheureuse. Et quand je pense que c’est moi qui en suis la cause, moi ! moi ! Je ne valais pas tant d’amour, je vous l’ai dit dès le début.

Si j’avais pu vivre à Paris, vous n’auriez pas tant pleuré peut-être. Cet amour que vous trouvez que je vous refuse, il se fût en allé de votre cœur pièce à pièce, ou plutôt petit à petit, emporté chaque jour par la pourriture de l’habitude. Les arrachements que vous ressentez auraient été des délabrements. Mais le bonheur ! le bonheur ! Allons donc ! le croyez-vous possible n’importe où, n’importe comment, n’importe par qui ? N’y a-t-il pas, au fond des meilleures tendresses, des levains amers qui montent du fond à la surface et la troublent toujours, si pure qu’elle soit ? L’Amour c’est le Ciel, dit-on. Mais le ciel a des nuages, sans compter les tempêtes.

Eh bien ! oui, patientez, nous nous reverrons. Je veux vous revoir d’ailleurs ; les baisers reviendront… mais ce sera pire encore pour vous après… Tâchez de réfléchir là-dessus froidement, comme si c’était sur un autre, et vous verrez que j’ai raison et qu’il vaut mieux peut-être continuer votre malheur.

Ah ! tutoyons-nous, voyons ! Pas de petitesse ! Tâchons d’avoir de l’esprit, puisque c’est un peu notre métier à tous deux.

Non, je ne suis pas une abstraction, et je n’ai pas ce calme divin dont vous parlez. Mais rassure-toi quant à mes œuvres, ce ne sera pas le côté des passions qui manquera. J’en ai de vieilles provisions dans mon sac et, comme j’en dépense peu, elles ne s’usent pas vite. S’il fallait être ému pour émouvoir les autres, je pourrais écrire des livres qui feraient trembler les mains et battre les cœurs et, comme je suis sûr de ne jamais perdre cette faculté d’émotion, que la plume me donne d’elle-même sans que j’y sois pour rien et qui m’arrive malgré moi d’une façon souvent gênante, je m’en préoccupe peu et je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin.

Quant à ma santé dont tu t’inquiètes, sois convaincue une fois pour toutes que, quoi qu’il m’arrive et que je souffre, [qu’]elle est bonne, en ce sens qu’elle ira loin (j’ai mes raisons pour le croire). Mais je vivrai comme je vis, toujours souffrant des nerfs, cette porte de transmission entre l’âme et le corps, par laquelle j’ai voulu peut-être faire passer trop de choses.

Ma nature, comme tu dis, ne souffre pas du régime que je mène, parce que je lui ai appris, de bonne heure, à me laisser tranquille. On s’habitue à tout, à tout, je le répète. À 15 ans j’ai passé un mois à ne faire que deux repas par semaine. De 21 ans à 24, deux ans et demi se sont écoulés sans que j’aie visité Paphos, et le singulier de tout cela c’est qu’il n’y a ni parti pris, ni entêtement. Cela se fait je ne sais pourquoi, apparemment parce qu’il faut que ça se fasse. Je n’ai jamais éprouvé, pour vivre, la nécessité de la compagnie de personne. Le désir, oui ; mais le besoin ?

Si j’étais riche, c’est-à-dire si j’avais le moyen de m’entourer de statues, de musique et de fleurs, si j’avais enfin la réalisation, et on l’a, quoi qu’on en dise, avec de l’argent quand on sait s’en servir, il est probable que j’en arriverais à ne plus manger que du pain sec et à ne plus dormir, car je n’aurais plus ni faim ni sommeil.

Moi aussi, comme toi, j’éprouve qu’il me faudrait parfois une bonne brise sur le visage.

Au coin de mon feu je rêve des voyages, des courses à n’en plus finir par le monde et, plus triste ensuite, je me remets à mon travail. Mon apathie à me mouvoir, à l’action en général, quelle qu’elle soit, augmente. Voilà trois semaines que nous sommes ici à R[ouen]. Je n’ai, depuis ce temps, pris l’air que sur mon balcon. Je refais cependant des armes, avec furie même. C’est trois demi-heures de rage furieuse par semaine. Après ma leçon, j’en ai pour longtemps à râler dans un fauteuil. Mais je ne suis plus si vigoureux que dans ma jeunesse où la sueur m’en coulait par terre, comme de dessous le ventre des chevaux.

Je ne sais quand je te ferai lire la Bretagne, que j’ai fort envie de te montrer. Je n’aurai pas fini mon dernier chapitre avant le jour de l’An. Puis il faudra relire le tout, corriger et ensuite recopier. Je n’aurai guère un manuscrit sortable avant le printemps.

Phidias m’assomme. Il est fort ridicule dans cette affaire (du buste). Dis-lui que je n’y peux rien. Au reste, mercredi dernier on a décidé définitivement l’emplacement du buste. Il ne doit pas être maintenant longtemps avant d’être payé.

Adieu, je t’embrasse quoique je n’en aie guère la place.