Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0216

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Louis Conard (Volume 2p. 77-79).

216. À LOUISE COLET.
Rouen [fin décembre 1847].

Parlons de choses sérieuses, de votre cher drame. Je n’ai jamais eu tant souci d’aucune de mes œuvres (je n’ai eu souci d’aucune du reste, c’est donc peu dire). Eh bien, je n’ai jamais tant pensé à rien de ce que j’ai pu faire qu’à votre pièce ; son avenir, son succès m’intéressent infiniment et j’en suis préoccupé comme je le serais de la nuit de noces de ma fille. Si Rachel ne peut jouer le rôle de Madeleine, il serait plus sage d’attendre à l’année prochaine. Mais si l’année prochaine, comme celle-ci, elle ne peut ou ne veut le jouer, il faut, je crois, le donner le plus tôt possible aux Français et pas ailleurs. Un demi-succès aux Français vaut mieux qu’un succès à l’Odéon. Si vous le donnez à un théâtre secondaire, il n’y aurait selon moi que la promesse d’une belle mise en scène qui me ferait céder, et encore ! Il y a du reste trop longtemps que je n’ai de nouvelles du monde civilisé pour vous donner aucun avis bien bon ; tâchez avant tout, et par n’importe quels moyens, que Rachel prenne le rôle.

Depuis ma dernière lettre, j’ai encore eu un accroc à ma casaque. Il m’a poussé sous le bras un anthrax qui m’a fait souffrir pendant quelques jours et empêché de dormir pendant quelques nuits. C’est à peu près passé et j’ai recommencé d’aujourd’hui à faire des armes. J’étudie avec conscience cet art compliqué qui vous apprend la manière de se débarrasser du prochain. Le prochain d’ailleurs me gêne peu et je n’en vois guère.

J’ai pourtant vu dernièrement quelque chose de beau et je suis encore dominé par l’impression grotesque et lamentable à la fois que ce spectacle m’a laissée. J’ai assisté à un banquet réformiste ! Quel goût ! quelle cuisine ! quels vins ! et quels discours ! Rien ne m’a plus donné un absolu mépris du succès, à considérer à quel prix on l’obtient. Je restais froid et avec des nausées de dégoût au milieu de l’enthousiasme patriotique qu’excitaient « le timon de l’état, l’abîme où nous courons, l’honneur de notre pavillon, l’ombre de nos étendards, la fraternité des peuples » et autres galettes de cette farine. Jamais les plus belles œuvres des maîtres n’auront le quart de ces applaudissements-là. Jamais le Frank[1] de Musset ne fera pousser les cris d’admiration qui partaient de tous les côtés de la salle aux hurlements vertueux de M. Odilon Barot et aux éplorements de Me Crémieux sur l’état de nos finances. Et après cette séance de 9 heures passées devant du dindon froid, du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. Quelque triste opinion que l’on ait des hommes, l’amertume vous vient au cœur quand s’étalent devant vous des bêtises aussi délirantes, des stupidités aussi échevelées. On a fait l’éloge de Béranger dans presque tous les discours. Quel abus on en fait, de ce, bon Béranger ! Je lui garde rancune du culte que les esprits bourgeois lui portent. Il y a des gens de grand talent qui ont la calamité d’être admirés par de petites natures : le bouilli est désagréable surtout parce que c’est la base des petits ménages. Béranger est le bouilli de la poésie moderne : tout le monde peut en manger et trouve ça bon.

Voilà le jour de l’an qui vient, encore un an de passé ! Allons, du courage, pauvre amie ! Cette année-ci sera meilleure, espérons-le.

On a coutume de faire un cadeau à ceux qu’on aime. Je cherche autour de moi à vous envoyer quelque chose, quelque chose qui soit de moi, à moi. Je ne trouve rien. Eh bien, chère Louise, acceptez ceci, un baiser que je vous donne, un grand baiser du cœur, dans lequel je me mets tout entier, dans lequel je vous rends tout entière. Je le dépose ici, au bas de ma lettre ; prenez-le.


  1. Personnage de La Coupe et les Lèvres.