Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0222
J’ai du nouveau à t’apprendre, mon cher Ernest. Au mois d’octobre, prochain, je (n’aie pas peur de ce qui suit, ce n’est point mon mariage, mais mieux), au mois d’octobre prochain ou à la fin de septembre je fous le camp pour l’Égypte[1]. Je vais faire un voyage dans tout l’Orient. Je serai parti de quinze à dix-huit mois. Nous remonterons le Nil jusqu’à Thèbes, de là en Palestine ; puis la Syrie, Bagdad, Bassora, la Perse jusqu’à la mer Caspienne, le Caucase, la Géorgie, l’Asie Mineure par les côtes, Constantinople et la Grèce s’il nous reste du temps et de l’argent. Quid dicis ? Je te vois de là ouvrir de grands yeux et te demander comment je fais pour partir. Voici, vieux, les raisons qui m’ont décidé
J’ai besoin de prendre l’air, dans toute l’extension du mot. Ma mère, voyant que cela m’était indispensable, a consenti à ce voyage, et voilà. Je ne pense qu’avec angoisse aux inquiétudes que je vais lui faire subir, mais je crois que c’est un mal pour en éviter un moins [sic] grand. Je ne suis pas encore parti. D’ici là il se passera peut-être bien des choses. Cependant, quant à moi, mon parti est pris, et j’ai été longtemps à le prendre. Un an, un an à lutter contre cette passion des champs qui me dévorait, si bien que j’en ai fort maigri. Dans ce moment on commence à préparer nos affaires, à Du Camp et à moi, et nous sommes en pourparlers pour un domestique. Donc, mon vieux, vers le mois d’octobre il est probable que je te saluerai de la main en passant, et quand nous nous reverrons j’en aurai de belles à te raconter.
Tu auras au mois de juin la visite d’un ancien camarade. Je t’adresse le sieur Fauvel qui va se promener en Corse. Donne-lui toutes espèces de facilités et de recommandations ; tu m’obligeras.
Comment, pauvre bougre, n’as-tu pas plus de chance que ça et ne peux-tu sortir de ton île qui, pour être le berceau du grand homme n’en doit pas moins commencer à te sembler fastidieuse ? Je ne sais si les Corses sont aussi stupides que les Français, mais ici c’est déplorable. Républicains, réactionnaires, rouges, bleus, tricolores, tout cela concourt d’ineptie. Il y a de quoi faire vomir les honnêtes gens, comme disait le Garçon. Les patriotes ont peut-être raison : la France est abaissée. Quant à l’esprit, c’est certain. La politique achève d’en tirer la dernière goutte.
Quand te verrai-je maintenant ? Si tu viens aux Andelys en septembre, je ne serai pas encore parti. Si tu te trouves à Marseille, peut-être nous y rencontrerons-nous. Écris-moi de temps à autre d’ici là. Adieu, vieil ami, je t’embrasse.
- ↑ Le récit de ce voyage en Égypte fait l’objet des deux volumes : Notes de Voyages.