Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0234

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Louis Conard (Volume 2p. 104-106).

234. À SA MÈRE.
Malte. — À bord du Nil.
Nuit du mercredi au jeudi, 7-8 novembre [1849].

Nous venons d’arriver à Malte, chère bonne mère. Le bateau est à l’ancre dans le port, nous repartons demain à 1 heure après avoir pris du charbon. Je profite de l’état de stabilité du bâtiment pour t’envoyer cette lettre promise.

Sais-tu une chose, pauvre vieille, une chose superbe ? C’est que je n’ai pas eu le mal de mer. Non, pas du tout (sauf en partant de Marseille, la première demi-heure où j’ai vomi un verre de rhum que j’avais pris pour me donner du cœur). Du reste, tout le temps de la traversée, c’est-à-dire depuis dimanche matin jusqu’à ce soir, j’ai été un des plus gaillards, si ce n’est le plus gaillard des passagers. Il n’en est pas de même de Maxime ni de Sassetti qui ont piqué une assez grande quantité de renards ! Quant à moi, promenades sur le pont, dîners avec l’état-major, stations sur la passerelle, entre les deux tambours, dans la compagnie du commandant, où je me piète dans des attitudes à la Jean-Bart, la casquette sur le côté et le cigare au bec. Je m’instruis en marine, je m’informe des manœuvres, etc. Le soir, je contemple les flots et je rêve, drapé dans ma pelisse comme Childe Harold. Bref, je suis un gars. Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis adoré à bord. Les messieurs m’appellent papa Flaubert, tant, à ce qu’il paraît, ma boule est avantageuse sur l’élément humide. Tu vois, pauvre vieille, que le début est bon. Et ne va pas croire que la mer ait été très calme ; au contraire, le temps a été un peu dur, le vent d’est nous a retardés de 12 heures.

Nous avons à bord deux jeunes gens dont un a déjà fait notre voyage. Selon lui, rien n’est plus aisé. C’est un ancien élève de l’École polytechnique, très riche, que l’on appelle M. Delagrange et qui, dans ce moment, se dirige vers Suez pour gagner Ceylan et faire un petit voyage de 4 ans dans l’Inde, uniquement pour son agrément. La traversée seule lui coûte 7,000 francs. Rien n’est plus drôle que notre bâtiment et la composition des passagers. Tout le monde est ami intime. On cause, on parlotte, on blague. Les meilleurs font des politesses aux dames. On dégobille l’un devant l’autre, et le matin on se revoit avec des figures de déterrés qui rient les unes des autres. Une des plus comiques est celle de Maxime qui ne croyait pas être malade, le pauvre garçon, et m’avait très recommandé au médecin, tandis que je n’ai rien et que lui ne désouffre presque pas. Quant au jeune Sassetti il fait le crâne, mais n’est pas beaucoup plus solide que son maître.

Demain matin nous visiterons Malte. Je jetterai cette lettre à la poste. Je m’achèterai une paire de souliers dont j’ai besoin ainsi que de la poudre, car nous n’en avons que fort peu et elle est exécrable en Égypte. À propos d’Égypte, t’ai-je dit que très probablement nous serons présentés au vice-roi ? Vois-tu nos seigneuries devant son Altesse ?

Écris-moi de suite au Caire, car je crois que nous ne resterons que peu de temps à Alexandrie.

Dimanche matin, ayant de m’embarquer, j’ai reçu ta lettre du 29. Écris-m’en souvent de pareilles ; elle m’a fait du bien. Adieu, pauvre chérie, de tout mon cœur. Embrasse Liline pour moi.