Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0238
Nous voici au Caire, pauvre chérie, où nous devons rester tout le mois de décembre, jusqu’au retour des pèlerins de la Mecque qui doit avoir lieu dans vingt-cinq jours environ. Nous allons visiter le Caire soigneusement et nous piéter à travailler tous les soirs, chose que nous n’avons pas encore faite. Vers le 1er janvier, nous nous mettrons dans une cange et nous remonterons le Nil dans six semaines, après quoi nous le descendrons et reviendrons ici. Tout ce voyage de la Haute-Égypte est excessivement facile et sans le moindre danger d’aucune espèce, surtout en cette saison, où les chaleurs sont loin d’être excessives. Ainsi tu peux, dès maintenant, changer d’opinion relativement au climat de l’Égypte. Il y fait des brouillards le soir tout comme ailleurs. Les nuits sont froides (quoique les domestiques, les esclaves plutôt, dorment dans la rue par terre, devant les portes) et l’on y voit des nuages. À entendre, en France, certaines gens, l’Égypte est un véritable four. D’accord, mais il tiédit quelquefois. Si tu veux, pauvre vieille, avoir l’inventaire de ce que je porte sur le corps (d’après le conseil unanime des gens sensés), voici comment je suis vêtu : ceinture de flanelle, une chemise de flanelle, un caleçon de flanelle, pantalon de drap, gros gilet, grosse cravate et paletot par-dessus ma veste le soir et le matin. Je suis rasé et porte le tarbouch rouge avec les deux petits bonnets blancs en dessous.
Tout ce qui est officier, militaire, ou employé de l’administration porte la redingote de Constantinople, c’est-à-dire la nôtre, avec le tarbouch. Comme robe de chambre, j’ai acheté hier une chemise de Nubie qui m’a coûté cinquante sols et qui est d’un grand chic. Pour une vingtaine de francs on peut avoir des robes de chambre en soie. Un bon cheval coûte trois cents francs ; aussi en achèterons-nous en Palestine. Tu dois voir, chère mère, par le peu d’intervalle qu’il y a entre cette lettre-ci et la précédente, que nous avons brûlé la Basse-Égypte. On ne nous a pas engagés à y aller à cause des marais qu’il y a encore, restes de l’inondation. Il fallait les traverser ; on y gobe des fièvres et la colique. Nous nous en sommes privés. C’est sans doute un excès de prudence, mais enfin mieux vaut trop que pas assez. De même pour le Sennaar ; nous avions eu un moment l’intention de pousser jusque-là. C’est, à ce qu’il paraît, aussi facile que d’aller d’Alexandrie au Caire, mais Linant-Bey (l’ingénieur en chef des ponts et chaussées d’Égypte), qui y a été trois fois, nous a dit nous ne verrions rien du tout, et que cela ne valait pas la peine d’allonger notre voyage. Ainsi le Sennaar, jusqu’à présent, me paraît mis de côté, à moins que là-haut la rage ne nous empoigne de remonter plus loin. En revanche M. Linant (c’est à coup sûr l’homme le plus intelligent que nous ayons encore rencontré, le plus instruit et le mieux de toute façon) nous engage à aller à Jérusalem par terre, et non par mer, ce qui rentre dans notre itinéraire primitif, comme tu peux t’en assurer en y jetant les yeux. Je conclus de tout cela qu’il n’est pas possible en Europe d’avoir sur les routes d’Asie des renseignements précis. Cela change souvent. Ainsi nous avons vu à Alexandrie un jeune prince allemand qui revenait de Palmyre réputée inabordable ; il y avait été avec son domestique et son drogman, sans qu’il lui arrivât rien du tout. J’en ai assez vu, et surtout assez entendu, pour avoir cette conviction que la mauvaise rencontre n’existe que quand on la cherche ; quant aux maladies on les gagne par imprudence. Que dis-tu d’un brave Anglais (le fait nous a été rapporté par le comte de Neuville qui a voyagé avec lui en Syrie) qui, tout le temps qu’il était en Syrie, faisait quatre repas, mangeait du roastbeef et buvait du vin ! On avait beau lui soutenir qu’il allait se tuer, notre homme n’en démordait pas. Quand la fièvre l’empoigna, il ajouta du rhum à son thé et s’imagina de prendre alors des bains froids pour se calmer le sang. Aussi s’est-il fait claquer comme un pétard à Jérusalem, soutenant jusqu’au dernier moment que le climat était meurtrier et son régime bon. Sois donc sans crainte aucune, pauvre vieille, nous allons bien tous et irons bien jusqu’au bout.
C’est au Caire que l’Orient commence. Alexandrie est trop mélangée d’Européens pour que la couleur locale y soit bien pure. Ici on rencontre moins de chapeaux. Nous courons les bazars, les caouehs (cafés), les baladins, les mosquées. Il y a des farceurs d’un grand mérite et qui font des plaisanteries d’un goût plus que léger. Le bazar des esclaves a eu nos premières visites. Il faut voir là le mépris qu’on a pour la chair humaine. Le socialisme n’est pas près de régner en Égypte. Je me fonds en admiration devant les chameaux qui traversent les rues et se couchent dans les bazars entre les boutiques.