Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0245

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Louis Conard (Volume 2p. 147-152).

245. AU DOCTEUR JULES CLOQUET.
Le Caire, 15 janvier 1850.

Vous avez appris par ma mère, cher et excellent ami, que nous étions arrivés au Caire en bon état, et son avant-dernière lettre me témoigne même la joie que vous avez eue, en sachant que j’avais supporté la traversée comme un vieux pirate. C’est vrai. Je fus le plus crâne des passagers !!! Je n’étais pas si fier il y a quelque dix ans, vous vous en souvenez ? lorsque nous longions ensemble la côte corse ! Je me disais cela à moi-même, en la regardant de loin, cette brave Corse, au souvenir de laquelle vous êtes toujours mêlé.

Donc nous voilà en Égypte, terre des Pharaons, terre des Ptolémées, patrie de Cléopâtre (ainsi que l’on dit en haut style). Nous y sommes et y vivons, avec la tête plus rase qu’un genou, fumant dans de longues pipes et buvant le café sur des divans. Qu’en dire ? Que voulez-vous que je vous en écrive ? Je ne fais que revenir à peine du premier étourdissement. C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent. Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble ; puis, peu à peu, cela s’harmonise et se place de soi-même avec toutes les exigences de la perspective. Mais les premiers jours, le diable m’emporte, c’est un tohu-bohu de couleurs étourdissant, si bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice d’images, en demeure tout éblouie. Tandis que vous marchez le nez en l’air, à regarder les minarets couverts de cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les esclaves fatigués, les pans des murs que traversent les branches de sycomore, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des chevaux, des ânes et des marchands. Dès qu’il fait nuit, tout le monde porte sa lanterne de toile, et les saïs (valets de pied) des pachas courent dans la ville en tenant dans la main gauche de grands fanaux allumés. On se bouscule, on se débat, on frappe, on se roule, on jure de toutes les manières, on crie dans toutes les langues ; les rauques syllabes sémitiques claquent dans l’air comme des coups de fouet ; vous frôlez tous les costumes de l’Orient et vous coudoyez tous ses peuples (je parle ici du Caire). On voit à la fois le papas grec en longue barbe, qui chemine sur sa mule, l’Arnaute en veste brodée, le Cophte en turban noir, le Persan dans sa pelisse de fourrure, le Bédouin du désert, au visage couleur de café, et qui marche gravement, tout enveloppé dans des couvertures blanches.

On se figure en Europe le peuple arabe très grave ; ici il est très gai, très artiste dans sa gesticulation et son ornementation. Les circoncisions et les mariages ne semblent être que des prétextes à réjouissances et à musiques. Ce sont ces jours-là que l’on entend dans les rues le gloussement strident des femmes arabes qui, empaquetées de voiles et les coudes écartés, ressemblent, sur leurs ânes, à des pleines lunes noires s’avançant sur je ne sais quoi à quatre pattes. L’autorité est si loin du peuple que ce dernier jouit (en paroles) d’une liberté illimitée. Les plus grands écarts de la presse donneraient une idée faible des facéties que l’on se permet sur les places publiques. Le saltimbanque, ici, touche au sublime du cynisme. Si Boileau, qui trouvait que le latin dans les mots brave l’honnêteté, eût connu l’Arabe, qu’aurait-il dit, bon Dieu ! Du reste cet Arabe-là n’a guère besoin de drogman pour se faire comprendre ; la pantomime explique la chose. On va jusqu’à prendre les animaux pour les faire participer à d’obscènes rébus.

Pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve encore bien plus qu’on ne trouve. Mille notions que l’on n’avait en soi qu’à l’état de germe, s’agrandissent et se précisent, comme un souvenir renouvelé. Ainsi, dès en débarquant à Alexandrie, j’ai vu venir devant moi toute vivante l’anatomie des sculptures égyptiennes : épaules élevées, torse long, jambes maigres, etc. Les danses que nous avons fait danser devant nous ont un caractère trop hiératique pour ne pas venir des danses du vieil Orient, lequel est toujours jeune, parce que là rien ne change. La Bible est ici une peinture de mœurs contemporaines. Savez-vous qu’il y a quelques années on punissait encore de la peine de mort le meurtrier d’un bœuf, tout comme au temps d’Apis ! Vous voyez qu’il y a de quoi s’amuser et dire sur tout cela bien des sottises. Quant à nous autres, nous nous en abstenons le plus possible. Si nous publions quelque chose, ce serait au retour, mais d’ici là que rien ne transpire. Lavolée m’avait demandé quelques articles ou des bouts de lettres pour la Revue orientale. Il s’en passera, malgré mes promesses ; mon intention est bien arrêtée de ne rien publier d’ici à longtemps encore, pour plusieurs motifs que je regarde comme très graves et que je vous expliquerai plus tard, cher ami.

Vous devinez, d’après ce qui précède, la manière dont nous vivons. Nous courons toute la journée les bazars, les mosquées, les tombeaux. Nous rentrons le soir éreintés et nous ronflons comme des toupies d’Allemagne. Quelquefois, nous nous arrêtons pour déjeuner chez un restaurant turc. Là on déchire la viande avec ses mains, on recueille la sauce avec son pain, on boit de l’eau dans des jattes, la vermine court sur la muraille, et toute l’assistance rote à qui mieux mieux : c’est charmant. Vous croirez difficilement que nous y faisons d’excellents repas et que l’on y prend du café dont l’arôme est capable de vous attirer, vous, de Paris jusqu’ici. Néanmoins la première fois que j’y fus, j’ai beaucoup pensé à Mme Cloquet, qui regarde déjà Toulon comme si disgusting ! Comme je me souviens qu’elle est fort patriote, vous pouvez lui faire cette confidence, savoir, qu’il est presque impossible que, d’ici à quelque temps, l’Angleterre ne devienne pas maîtresse de l’Égypte ; elle tient déjà Aden rempli de troupes. Le transit de Suez sera très commode pour vous faire arriver un beau matin les uniformes rouges au Caire. On apprendra cela en France quinze jours après, et l’on sera fort étonné ! Souvenez-vous de ma prédiction. Au premier mouvement qui se passera en Europe, l’Angleterre prendra l’Égypte, la Russie Constantinople, et nous autres, par représailles, nous irons nous faire massacrer dans les montagnes de la Syrie. Il n’y a rien ici pour s’opposer à une invasion. Dix mille hommes y suffiraient (des Français surtout, à cause du souvenir de Bonaparte que les Arabes regardent presque comme un demi-dieu ; le mot n’est pas trop fort). Mais ce n’est pas pour nous que cuit le pâté. Les employés européens tourneront la casaque au gouvernement local qu’ils détestent, et tout sera fini. Quant au peuple arabe, il lui est fort indifférent de savoir à qui il appartiendra ; sous des noms différents il restera toujours le même, n’y gagnant rien parce qu’il n’a rien à y perdre. Abbas-Pacha (je vous le dis dans l’oreille) est un crétin presque aliéné, incapable de rien comprendre ni de rien faire. Il désorganise l’œuvre de Méhémet ; le peu qui en reste ne tient à rien. Le servilisme général qui règne ici (bassesse et lâcheté) vous soulève le cœur de dégoût, et sur ce chapitre bien des Européens sont plus Orientaux que les Orientaux.

Si vous voyez Clot-Bey, remerciez-le d’avance pour nous des recommandations qu’il nous a données pour Linant-Bey. Elles nous ont été fort agréables. Soliman-Pacha nous traite presque comme ses enfants. Il est probable que nous allons partir avec lui pour la Haute-Égypte. Le vieux brave est un excellent homme, franc comme un coup d’épée, et grossier comme un juron. Quant à Clot-Bey, c’est en Égypte qu’il faut venir pour l’apprécier. Ce qu’il a fait est énorme, je vous assure.

Nous allons quelquefois chez Gaetani-Bey qui a été enchanté de recevoir une carte de vous et qui nous a demandé beaucoup de vos nouvelles. Du reste vous êtes connu ici comme à Paris et il n’y a pas si mince médecin (même arabe !) qui n’ait entendu parler de vous ou ne vous ait lu dans quelque traduction italienne.

Un service, cher ami : y aurait-il indiscrétion ou empêchement à ce que vous écriviez à Meschid-Pacha, afin d’avoir dès à présent un firman impérial pour tout l’empire ottoman ? Nous nous en servirions en Palestine, Syrie, Kurdistan, surtout et Arménie ; pour le retour, cela nous serait fort utile. Nous allons écrire à cet effet au général Aupick, ambassadeur à Constantinople. Nous l’obtiendrons ; mais un bon appui de Meschid lui-même serait immense. Vous voyez comme la question est posée ; répondez-moi et agissez avec le même sans-gêne.