Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0256

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 190-191).

256. À SA MÈRE.
Thèbes, amarrés au rivage de Louqsor, 3 mai 1850.

Il est quatre heures et demie du matin. Je me lève à la hâte, pauvre chère mère, pour t’envoyer ce mot à Keneh, à l’agent français qui le fera passer au Caire. Je fais partir un exprès à cheval pour le porter et me rapporter des lettres de toi, s’il y en a. Serai-je plus heureux à Keneh qu’à Assouan ? Dieu le veuille !

Nous sommes arrivés hier au soir à Thèbes, à neuf heures. Nous nous sommes promenés dans Louqsor au clair de lune. Elle se levait derrière les enfilades des colonnes, éclairant de grandes ruines. Ah ! comme le ciel est beau ici, pauvre vieille, quelles étoiles, quelle nuit ! Nous n’avons encore rien vu de Thèbes, mais ce doit être magnifique ! Nous allons y rester une quinzaine, j’imagine, car c’est immense, et comme nous voulons bien voir et ne pas nous échigner, nous prendrons notre temps. Par ce système, aucun de nous n’a été encore fatigué. Je vois que nous ne serons pas à Jérusalem avant le 1er ou le 15 juillet, probablement, et à Constantinople avant octobre ou novembre ; au reste il est impossible d’avance de rien indiquer de précis. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’hiver prochain, en janvier ou février, tu verras ton pauvre fieu. Prends donc patience, pauvre mère ; le temps passe, nous voilà à moitié. La seconde moitié passera plus vite que la première. Comme nous causerons dans nos fauteuils, au coin du feu ! Depuis ma dernière lettre d’Esneh, partie le 26 avril, je n’ai rien de nouveau à te dire, si ce n’est que j’ai tous les doigts noircis de nitrate d’argent, pour avoir aidé mon associé, hier, à Herment[1], dans ses travaux photographiques. Il s’est développé en lui une rage de natation qui aurait pu devenir désastreuse, si on n’avait fini par le prier de cesser. Il se jetait dans le Nil, en pleine eau, sans faire attention qu’il y a beaucoup de crocodiles ; cependant, sur nos remontrances, il a cessé. C’est un bien bon bougre ! Nos santés continuent à être superbes et nos mines ressemblent de plus en plus à des pipes extra-culottées !

Adieu, pauvre chérie ; je n’ai plus que le temps de t’embrasser de tout mon cœur. À toi.


  1. Erment.