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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0258

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 197-200).

258. À EMMANUEL VASSE.
17 mai 1850.
À bord de notre cange, entre Kous et Keneh.

Je ne sais, cher ami, si tu as reçu un mot de moi daté du Caire, en réponse à un envoi de ta seigneurie, envoi dont je n’ai pu apprécier que l’intention, puisqu’il est arrivé à Rouen comme j’étais déjà en Égypte. Je crois t’en avoir remercié dans ma dernière lettre ; à mon retour ce sera ma première occupation de te lire, sois-en sûr.

Que deviens-tu et comment supportes-tu cette polissonne d’existence ? Que dit-on à Paris ? Quant à nous, nous n’avons pas reçu de nouvelles d’Europe depuis la fin de janvier dernier. Voilà en effet quatre grands mois que nous vivons sur le Nil, ne voyant que ruines, crocodiles et fellahs. Ce n’est pas le moyen d’être fort en politique ni de se tenir au courant du mouvement social. Au reste, si tout en France est dans le même état qu’à mon départ, si le bourgeois y est toujours aussi férocement inepte et l’opinion publique aussi lâche, en un mot si la pot-bouille générale y exhale une odeur de graillon aussi sale, je ne regrette rien. Au contraire, que tout cela s’arrange pour le mieux ou pour le pis, je ne demande rien du gâteau général, m’écartant de la foule pour n’avoir pas les coudes foulés.

Pour le moment nous revenons de la Nubie, du désert d’Abou-Coulome et de Korosko ; demain ou après-demain nous partons pour Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, et dans trois semaines nous ferons une excursion à la grande oasis indépendante de Thèbes.

Tu vois que nous nous foutons complètement de tout ce qui se passe et que nous vivons comme de grands égoïstes, aspirant à pleins poumons le bon air chaud des tropiques, contemplant le ciel bleu, les palmiers et les chameaux, buvant du lait de buffle, fumant dans de longues pipes et dormant le nez aux étoiles. Je crois du reste que jusqu’à présent peu de voyages en Égypte (j’en excepte les voyages des savants) ont été aussi complets que le nôtre. On met ordinairement trois mois à voir ce pays ; nous en aurons mis huit. Nous avons relevé, dessiné, mesuré tous les temples de la Nubie et du Saïd (quant au Delta, l’inondation nous empêchera de le connaître aussi bien). Nous avons fait également une excursion dont peu de voyageurs se donnent la fatigue, celle du lac Mœris et du Fayoum.

Nous ne serons pas de retour au Caire avant la fin du mois prochain ; nous nous embarquerons à Alexandrie pour Beyrouth où je compte bien, mon cher Monsieur, avoir une lettre de toi. De Beyrouth nous nous mettrons en selle pour visiter toute la Palestine et la Syrie ; notre intention est de faire ensuite le voyage des îles Chypre, Candie et Rhodes.

Comme tu t’es occupé pendant de longues années de Candie, envoie-moi là-dessus le plus de questions que tu pourras. Je m’informerai et verrai par moi-même tout ce que tu me diras ; je te promets la bonne volonté la plus sincère. Expédie-moi donc par le courrier le plus prochain (à Beyrouth) une masse de notes, tant pour mon instruction personnelle que pour te servir d’éclaircissement à mille solutions qui sans doute te tourmentent. Si tu as quelque lettre à faire remettre ou n’importe quelle commission, tu sais, cher et vieil ami, que je suis tout à toi. Ma mère a dû écrire à Mme Vasse que nous irions à Larnaka ; ainsi je ne te demande rien pour ta sœur de ce côté. Je crois du reste que tu n’es pas avec elle en correspondance bien suivie. Tu peux t’appliquer ce mot connu : il n’y a pas de ressemblance entre moi, ma famille et une botte d’asperges ; nous ne sommes pas tous très unis. Le principal, quant à la famille, c’est de n’en être pas embêté. Or tu as su, par ton travail et une patience héroïque, te faire une position qui t’en rend indépendant. Dis-moi si elle s’améliore, si tu montes en grade, c’est-à-dire si l’argent augmente à mesure que la besogne diminue. Tu sais que tout ce qui t’intéresse m’intéresse. Voilà longtemps que nous portions ensemble ce vénérable habit de collège et que nous mangions les fromages de Neufchâtel du père Degouay. Comme c’est vieux ! comme il a coulé de l’eau sous le pont depuis ! comme j’ai déjà usé de bottes et regardé brûler de chandelles ! Qu’est-ce que sont devenus tous ceux qui étaient avec nous ?… établis, dispersés, crevés, oubliés, mariés, cocus, députés, etc., etc. Tout cela est drôle. Et « le Garçon » ? y penses-tu quelquefois ?

Adieu, cher vieux camarade, le ciel te tienne en joie ; je t’embrasse.

À toi.

Aurais-tu la bonté d’envoyer à Croisset un simple mot à ma mère, lui disant que tu as reçu de mes nouvelles et que je me porte bien ? Tu me rendras service.