Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0270

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Louis Conard (Volume 2p. 250-257).

270. À LOUIS BOUILHET.
Constantinople, 14 novembre 1850.

Si je pouvais t’écrire tout ce que je réfléchis à propos de mon voyage, c’est-à-dire que si je retrouvais quand je prends la plume les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi : « je lui écrirai ça », tu aurais vraiment peut-être des lettres amusantes. Mais, va te faire foutre, cela s’en va aussitôt que j’ouvre mon carton. N’importe, au hasard de la fourchette, comme ça viendra.

D’abord de Constantinople, où je suis arrivé hier matin, je ne te dirai rien aujourd’hui, à savoir seulement que j’ai été frappé de cette idée de Fourier : qu’elle serait plus tard la capitale de la terre. C’est réellement énorme comme humanité. Ce sentiment d’écrasement que tu as éprouvé à ton entrée à Paris, c’est ici qu’il vous pénètre, en coudoyant tant d’hommes inconnus, depuis le Persan et l’Indien jusqu’à l’Américain et l’Anglais, tant d’individualités séparées dont l’addition formidable aplatit la vôtre. Et puis, c’est immense. On est perdu dans les rues, on ne voit ni le commencement ni la fin. Les cimetières sont des forêts au milieu de la ville. Du haut de la tour de Galata, on voit toutes les maisons et toutes les mosquées (à côté et parmi le Bosphore et la Corne-d’Or pleins de vaisseaux). Les maisons peuvent être comparées aussi à des navires, ce qui fait une flotte immobile dont les minarets seraient les mâts des vaisseaux de haut bord (phrase un peu entortillée, passons).

J’aurai demain ton nom, Loue Bouilhette (prononciation turque), écrit sur papier bleu en lettres d’or. C’est un cadeau que je destine à orner ta chambre. Cela te rappellera, quand tu le regarderas tout seul, que je t’ai beaucoup mêlé à mon voyage. En sortant de chez les « malins » (écrivains) où nous avions discuté le papier, l’ornementation et le prix de ladite pancarte, nous avons été donner à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet. Ils vivent dans la cour de la mosquée, par centaines. C’est une œuvre pie que de leur jeter du grain. Quand on arrive, ils s’abattent sur les dalles de tous les côtés de la mosquée, des corniches, des toits, des chapiteaux des colonnes. Le port a aussi ses oiseaux familiers. Au milieu des navires et des caïques, on voit les cormorans voler ou qui se reposent sur les flots. Sur les toits des maisons il y a des nids de cigognes, abandonnés l’hiver. Dans les cimetières les chèvres et les ânes broutent tranquillement et, la nuit, les femmes turques donnent des rendez-vous aux soldats.

Le cimetière oriental est une des belles choses de l’Orient. Il n’a pas ce caractère profondément agaçant que je trouve chez nous à ce genre d’établissement ; point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve à propos de rien, dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu’on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles ; elles ne diffèrent que par l’ancienneté. Seulement, à mesure qu’elles vieillissent, elles s’enfouissent et disparaissent, comme fait le souvenir qu’on a des morts. Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité. À propos de sites, c’est à Constantinople véritablement que l’on peut dire : Un site ! ah ! quel tableau ! […]

Où en es-tu avec la muse ? je m’attendais ici à trouver une lettre de toi et quelque chose en vers y inclus. Que devient la Chine ? Que lis-tu ? Comme j’ai envie de te voir ?

Quant à moi, littéralement parlant, je ne sais où j’en suis. Je me sens quelquefois anéanti (le mot est faible) ; d’autres fois le style « limbique » (à l’état de limbe et de fluide impondérable) passe et circule en moi avec des chaleurs enivrantes. Puis ça retombe. Je médite très peu, je rêvasse occasionnellement. Mon genre d’observation est surtout moral. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. Le côté psychologique, humain, comique y est abondant. On rencontre des balles splendides, des existences gorge-pigeon très chatoyantes à l’œil, fort variées comme loques et broderies, riches de saletés, de déchirures et de galons. Et, au fond, toujours cette vieille canaillerie immuable et inébranlable. C’est là la base. Ah ! comme il vous en passe sous les yeux !

De temps à autre, dans les villes, j’ouvre un journal. Il me semble que nous allons rondement. Nous dansons non pas sur un volcan, mais sur la planche d’une latrine qui m’a l’air passablement pourrie. L’idée d’étudier la question me préoccupe. À mon retour j’ai envie de m’enfoncer dans les socialistes et de faire, sous la forme théâtrale[1], quelque chose de très brutal, de très farce, et d’impartial bien entendu. J’ai le mot sur le bout de ma langue et la couleur au bout des doigts. Beaucoup de sujets plus nets comme plan n’ont pas tant d’empressement à venir que celui-là.

À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même et ça m’embête considérablement : 1o  Une nuit de Don Juan[2] à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2o  L’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire aimer par le Dieu. C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3o  Mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique, entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec. Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans. Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les deux formes de l’amour terrestre et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire ; mais on se donne, et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre ; seulement, mon héroïne crève d’exaltation religieuse après avoir connu l’exaltation des sens. Hélas ! il me semble que lorsqu’on dissèque si bien les enfants à naître, on n’est pas assez monté pour les créer. Ma netteté métaphysique me donne des terreurs. Il faut pourtant que j’en revienne. J’ai besoin de me donner ma mesure à moi-même. Je veux, pour vivre tranquille, avoir mon opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qui me réglera dans l’emploi de mes forces. Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J’éprouve, par rapport à mon état littéraire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale : « Je me sens le besoin de m’établir. »

À Smyrne, par un temps de pluie qui nous empêchait de sortir, j’ai pris au cabinet de lecture Arthur, d’Eugène Suë. Il y a de quoi en vomir ; ça n’a pas de nom. Il faut lire ça pour prendre en pitié l’argent, le succès et le public. La littérature a mal à la poitrine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicatoires qu’elle couvre de taffetas pommadés, et elle s’est tant brossé la tête qu’elle en a perdu tous ses cheveux. Il faudrait des Christs de l’Art pour guérir ce lépreux.

En revenir à l’antique ; c’est déjà fait. Au moyen âge ; c’est déjà fait. Reste le présent. Mais la base tremble ; où donc appuyer les fondements ? La vitalité et partant la durée est à ce prix, pourtant. Tout cela m’inquiète tellement que j’en suis venu à ne plus aimer qu’on m’en parle. J’en suis irrité parfois comme un galérien libéré qui entend causer système pénitentiaire ; avec Maxime surtout, qui n’y va pas de main morte et qui n’est pas un gaillard encourageant ; et j’ai rudement besoin d’être encouragé. D’un autre côté, ma vanité n’est pas encore résignée à n’avoir que des prix d’encouragement.

Je m’en vais relire toute l’Iliade. Dans une quinzaine, nous ferons un petit voyage en Troade. Au mois de janvier nous serons en Grèce. Je bisque d’être si ignorant. Ah ! si je savais le grec au moins ! et j’y ai perdu tant de temps !

La sérénité m’abandonne !

Celui qui, voyageant, conserve de soi la même estime qu’il avait dans son cabinet en se regardant tous les jours dans sa glace, est un bien grand homme, ou un bien robuste imbécile. Je ne sais pourquoi, mais je deviens très humble.

En passant devant Abydos j’ai beaucoup pensé à Byron[3]. C’est là son Orient, l’Orient turc, l’Orient du sabre recourbé, du costume albanais et de la fenêtre grillée donnant sur des flots bleus. J’aime mieux l’Orient cuit du Bédouin et du désert, les profondeurs vermeilles de l’Afrique, le crocodile, le chameau, la girafe.

Je regrette de ne pas aller en Perse (l’argent ! l’argent !). Je rêve des voyages d’Asie, aller en Chine par terre, des impossibilités, les Indes ou la Californie, qui m’excite toujours sous le rapport humain. D’autres fois, je me prends de tendresses à en pleurer, en songeant à mon cabinet de Croisset, à nos dimanches. Ah ! comme je regretterai mon voyage et comme je le referai, et comme je me redirai l’éternel monologue : « Imbécile, tu n’as pas assez joui ! »

Il faudra reprendre Agénor[4]. C’est décidément très beau. Je m’en suis redit l’autre jour quelques vers, à cheval, tout haut, et j’ai ri comme un bossu. Ce sera un bon travail comme divertissement à mon retour et pour me désennuyer de revoir ma patrie. Je pense aussi au Dictionnaire[5], La médecine pourra fournir de bons articles ; l’histoire naturelle, etc. En voici un, de zoologie, que je trouve fort : Langouste : Qu’est-ce que la langouste ? — La langouste est la femelle du homard.

Pourquoi la mort de Balzac m’a-t-elle vivement affecté ? Quand meurt un homme que l’on admire on est toujours triste. On espérait le connaître plus tard et s’en faire aimer. Oui, c’était un homme fort et qui avait crânement compris son temps. Lui qui avait si bien étudié les femmes, il est mort dès qu’il a été marié et quand la société qu’il savait a commencé son dénouement. Avec Louis-Philippe s’en est allé quelque chose qui ne reviendra pas. Il faut maintenant d’autres musettes.

Pourquoi ai-je une envie mélancolique de retourner en Égypte et de remonter le Nil et de revoir Ruchiouk-Hânem ?… C’est égal, j’ai passé là une soirée comme on en passe peu dans la vie. Du reste je l’ai bien sentie. T’ai-je regretté ! pauvre vieux !

Il me semble que je ne te dis rien de bien intéressant. Je vais me coucher et demain je te parlerai un peu de mon voyage ; ça sera plus amusant pour toi que mon éternel moi dont je suis bougrement las.


  1. Voir Le Candidat, dans Flaubert, Théâtre, 1 vol.
  2. Voir Œuvres de jeunesse inédites, III, p. 321.
  3. Allusion à la Fiancée d’Abydos, poème de lord Byron.
  4. Personnage de La Découverte de la Vaccine, tragédie en cinq actes inachevée, voir Œuvres de jeunesse inédites, II, p. 339
  5. Voir dans Bouvard et Pécuchet, p. 415, Dictionnaire des idées reçues.