Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0272

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Louis Conard (Volume 2p. 261-263).

272. À PARAIN.
[Constantinople,] 24 novembre 1850.

En attendant que je reçoive la lettre annoncée par ma mère et dans laquelle vous devez me raconter une anecdote curieuse sur le jeune Bezet, je réponds bien vite, cher oncle, à la vôtre, que j’ai reçue par le dernier courrier…

Que voulez-vous que je vous dise, cher vieux compagnon ? Quand je serai revenu à Croisset, comme nous arrangerons ensemble toutes les babioles que je rapporte. Échignerons-nous la muraille, hein ! Quel abus de la vrille !

Vous avez donc laissé mourir ce pauvre père C*** ? Moi, je l’ai laissé en Égypte bien portant, avec beaucoup de minarets et les pyramides à l’horizon. Ses filles maintenant vont jouir de leur liberté. Si la rumeur publique est vraie, elles vont pouvoir se livrer à leurs débordements et avoir des rendez-vous en ville tout à leur aise. Prenez garde, mon vieux, ménagez votre santé, vous savez que rien n’est plus dangereux pour la jeunesse que les femmes d’un âge mûr. J’avoue qu’elles ont du charme, mais elles sont bien ardentes. Enfin je me tais, parce qu’il ne faut pas froisser les passions.

Ah ! vieux polisson de père Parain, si vous étiez ici vous ouvririez de grands yeux à voir dans les rues les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces de vieux carrosses suspendus et dorés à l’extérieur comme des tabatières. Là dedans, couchées sur des divans comme dans leur maison (la voiture quelquefois est close par des rideaux de soie), on peut les contempler tout à son aise. Elles ont sur la figure un voile transparent à travers lequel on voit le rouge de leurs lèvres peintes et l’arc de leurs sourcils noirs. Dans l’intervalle du voile, entre le front et les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder et qui dardent sur vous, d’aplomb, leurs prunelles fixes. De loin, ce voile, que l’on ne distingue pas, leur donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons, saisi d’étonnement et d’admiration. Elles ont l’air de fantômes. À travers les voiles qui retombent sur leurs mains, brillent leurs bagues de diamants ; et songer, miséricorde ! que dans dix ans elles seront en chapeau et en corset ! qu’elles imiteront leurs maris qui se font habiller à l’européenne, portent des bottes et des redingotes !

Souvent, en vous promenant en canot avec moi, vous preniez instinctivement la chaîne. Si vous alliez en caïque sur le Bosphore, je ne sais à quoi vous vous accrocheriez. Figurez-vous des barques de vingt-cinq à trente-cinq pieds de long sur deux et demi tout au plus de large, pointues comme des aiguilles à l’avant et à l’arrière. On peut tenir deux dedans. On s’accroupit au fond, et il faut rester complètement immobile de peur de chavirer. Les deux rameurs, en chemise de soie, se servent de rames dont la partie comprise entre le tolet et la poignée a un renflement énorme pour faire contrepoids. Quand on est dans une semblable embarcation, que la mer est calme et que les caikdjis sont bons, on vole sur l’eau.

Le port de Constantinople est plein d’oiseaux. Vous savez que les Musulmans ne les tuent jamais. Il y a des bandes de goélands qui nagent entre les navires. Les pigeons perchent sur les cordages des navires et de là s’envolent pour aller se poser sur les minarets.

Vous ne sauriez croire, mon vieux, combien nous pensons à vous et combien nous vous regrettons, ici particulièrement. Vous seriez capable d’y passer le reste de votre vie. Une fois entré dans les bazars, vous n’en sortiriez plus. Toutes les boutiques sont ouvertes, on s’assoit sur le bord, on prend la pipe du marchand et on cause avec lui. On peut y revenir vingt jours de suite sans rien acheter. Quand un marchand n’a pas ce que vous désirez, il se lève de dessus son tapis et vous mène chez un voisin. Mais quand il s’agit du prix, il faut, règle générale, commencer par rabattre les deux tiers. On se dispute pendant une heure ; il jure par sa tête, par sa barbe, par tous les prophètes, et enfin vous finissez par avoir votre marchandise avec 50, 60 ou 75 pour 100 de rabais. Les Persans particulièrement sont d’infâmes gueux. Avec leur bonnet pointu et leur grand nez, ils ont des balles de gredins très amusantes. Stéphany, notre drogman, a une rage de Perse et de Persans incroyable ; partout où il en rencontre, il s’arrête à causer avec eux.