Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0274

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Louis Conard (Volume 2p. 267-272).

274. À SA MÈRE.
Constantinople, 15 décembre 1850.

À quand ma noce ? me demandes-tu à propos du mariage d’Ernest. À quand ? À jamais, je l’espère. Autant qu’un homme peut répondre de ce qu’il fera, je réponds ici de la négative. Le contact du monde auquel je me suis énormément frotté depuis quatorze mois me fait de plus en plus rentrer dans ma coquille. Le père Parain, qui prétend que les voyages changent, se trompe. Quant à moi, tel je suis parti, tel je reviendrai, seulement avec quelques cheveux de moins sur la tête et beaucoup de paysages de plus en dedans. Voilà tout. Pour ce qui est de mes dispositions morales, je garde les mêmes jusqu’à nouvel ordre. Et puis, s’il fallait dire là-dessus le fond de ma pensée et que le mot n’eût pas l’air trop présomptueux, je dirais que je suis trop vieux pour changer. J’ai passé l’âge. Quand on a vécu comme moi d’une vie toute intime, pleine d’analyses turbulentes et de fougues contenues, quand on s’est tant excité soi-même et calmé tour à tour, et qu’on a employé toute sa jeunesse à se faire manœuvrer l’âme, comme un cavalier fait de son cheval qu’il force à galoper à travers champs, à coups d’éperon, à marcher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot et à l’amble, le tout rien que pour s’amuser et en savoir plus ; eh bien, veux-je dire, si on ne s’est pas cassé le cou dès le début, il y a de grandes chances pour qu’on ne se le casse pas plus tard. Moi aussi, je suis établi, en ce sens que j’ai trouvé mon assiette comme centre de gravité. Je ne présume pas qu’aucune secousse intérieure puisse me faire changer de place et tomber par terre. Le mariage serait pour moi une apostasie qui m’épouvante. La mort d’Alfred n’a pas effacé le souvenir de l’irritation que cela m’a causée. Ç’a été comme, pour les gens dévots, la nouvelle d’un grand scandale donné par un évêque. Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport de l’hygiène, par se mettre dans une position à n’en être pas la dupe. Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal ; on en souffre ou on en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité, quelque chose hors nature. Tous les malheurs dont la Providence l’accable lui viennent de l’entêtement qu’il a à nier cet axiome. Il en souffre et en fait souffrir. Qu’on interroge là-dessus les femmes qui ont aimé des poètes et les hommes qui ont aimé des actrices. Or (c’est la conclusion) je suis résigné à vivre comme j’ai vécu, seul, avec une foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d’ours, étant un ours moi-même, etc. Je me fiche du monde, de l’avenir, du qu’en dira-t-on, d’un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m’a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver. Voilà comme je suis ; tel est mon caractère.

Si je sais par exemple à propos de quoi me vient cette tartine de deux pages, que le diable m’emporte, pauvre chère vieille. Non, non, quand je pense à ta bonne mine si triste et si aimante, au plaisir que j’ai de vivre avec toi, si pleine de sérénité et d’un charme si sérieux, je sens bien que je n’en aimerai jamais une autre comme toi, Va, tu n’auras pas de rivale, n’aie pas peur. Les sens ou la fantaisie d’un moment ne prendront pas la place de ce qui reste enfermé au fond d’un triple sanctuaire. On ira peut-être sur le seuil du temple, mais on n’entrera pas dedans.

Ce brave Ernest ! Le voilà donc marié, établi et toujours magistrat par-dessus le marché ! Quelle balle de bourgeois et de monsieur ! Comme il va bien plus que jamais défendre l’ordre, la famille et la propriété ! Il a du reste suivi la marche normale. Lui aussi, il a été artiste, il portait un couteau-poignard et rêvait des plans de drames. Puis ç’a été un étudiant folâtre du quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une grisette du lieu que je scandalisais par mes discours, quand j’allais le voir dans son fétide ménage. Il pinçait le cancan à la Chaumière et buvait des bischops de vin blanc à l’estaminet Voltaire. Puis il a été reçu docteur. Là, le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. Il est devenu grave, s’est caché pour faire de minces fredaines, s’est acheté définitivement une montre et a renoncé à l’imagination (textuel) ; comme la séparation a dû être pénible ! C’est atroce quand j’y pense ! Maintenant je suis sûr qu’il tonne là-bas contre les doctrines socialistes ; il parle de l’édifice, de la base, du timon, de l’hydre de l’anarchie. Magistrat, il est réactionnaire ; marié, il sera cocu ; et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l’humanité. Bref ! parlons d’autre chose.

C’est jeudi, en revenant d’Asie, — jeudi anniversaire de ma naissance, — que j’ai trouvé en rentrant tes deux bonnes lettres. Ç’a été une fête. Pendant que Maxime était resté à la maison pour s’occuper des préparatifs du départ (douane, argent, envois de caisses, etc.), j’étais parti dès le matin avec notre ami le comte Kosielski pour la ferme polonaise qui est de l’autre côté du Bosphore, en Asie. Nous avons fait en notre journée 15 lieues ventre à terre, galopant sur la neige qui couvrait la campagne déserte. C’était de grands mouvements de terrain qui ondulaient comme des vagues monstrueuses, dont la blancheur monotone était déchirée de place en place par de petits chênes rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes, et qui ressemblaient plutôt à des ours qu’à des hommes, nous ont remis sur notre route. Quant à un chemin frayé, nous ne voyions sur la neige que la trace des lièvres et des chacals qui avaient couru pendant la nuit. Dans les montées et descentes, notre guide chantait à tue-tête une chanson sur un air aigu, que le vent aussitôt arrachait de sa bouche et emportait dans la solitude. Il faisait très froid ; le mouvement du cheval cependant nous faisait suer. Kosielski me disait : « Oh ! il me semble que c’est la Pologne. » Et moi je pensais aux grands voyages par terre de l’Asie centrale, à la Tartarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures et des cités à dômes d’étain.

Tu me demanderas peut-être ce que c’est que le comte Kosielski. C’est un grand seigneur polonais, avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par suite des guerres de son pays, couvert de blessures et de horions, homme charmant et de bonne compagnie. Il est chef de l’émigration polonaise et hongroise accueillie par la Sublime Porte sur les terres de l’empire. C’est lui qui leur distribue de l’argent et assigne à chacun le lieu où ils doivent résider. J’ai vu à cette ferme quelques-uns de ces pauvres diables. L’amour de la patrie mène loin (soit dit sans calembour). Kosielski est encore une des nombreuses connaissances que nous avons faites en voyage, et des meilleures ! C’est étonnant du reste comme on s’accroche vite. N’importe, cela a son petit moment d’amertume, de quitter ainsi des sympathies toutes fraîches. Ce pauvre garçon est tellement embêté de nous voir partir qu’il va quitter l’hôtel quand nous n’y serons plus. Sais-tu de quel nom il m’appelle ? C’est comme Herbert ; il m’appelle papa : « Voulez-vous un cigare, papa ? Allons, papa, venez », etc.

Quand je saurai l’époque de ton départ, je t’enverrai une liste d’objets que tu m’apporteras. Emmène une femme de chambre si tu le juges nécessaire ou même commode. L’argent est bon, mais l’aise meilleure. Et l’aise, en voyage, c’est tout. C’est la santé et la vie bien souvent. J’attribue notre bon état permanent au bon régime que nous avons suivi, à notre sobriété et, pour lâcher le mot, au confortable dont nous nous privions quand il était absent, mais que nous saisissions avec la même philosophie quand il se présentait.