Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0281

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Louis Conard (Volume 2p. 302-303).

281. À SA MÈRE.
Rome, 8 avril 1851.

Rien de nouveau à t’apprendre ; nous ne sortons pas des musées. Le Vatican et le Capitole nous occupent entièrement, le Vatican surtout, où il y a vraiment des petites choses assez coquettes. La quantité de chefs-d’œuvre qu’il y a à Rome est quelque chose d’effrayant et d’écrasant. On s’y sent plus petit encore que dans le désert. Tout le monde afflue pour la semaine sainte. Les maisons sont pleines et les derniers venus ont du mal à trouver où se caser.

Je vais écrire à Bouilhet dont je n’entends plus parler que s’il était mort, ce qui m’ennuie. Pauvre garçon, comme il s’amuserait ici ! Comme il humerait les ruines et la campagne ! Car la campagne de Rome est ce qu’il y a de plus antique à Rome. Quant à la ville elle-même, malgré la quantité de choses antiques, le cachet antique n’y est plus ; il a disparu sous la robe du jésuite. Il faut prendre Rome comme un vaste musée et ne pas lui demander autre chose que du XVIe siècle. J’ai vu l’autre jour une Vierge de Murillo dont il y de quoi devenir fou, comme dirait le père Parain, et avant d’arriver à en faire une semblable on attraperait bien des fluxions de poitrine.

Une réflexion m’est venue hier à propos du Jugement dernier de Michel-Ange. Cette réflexion est celle-ci, c’est qu’il n’y a rien de plus vil sur la terre qu’un mauvais artiste, qu’un gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans jamais y débarquer et y planter son drapeau. Faire de l’art pour gagner de l’argent, flatter le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c’est là la plus ignoble des professions, par la même raison que l’artiste me semble le maître homme des hommes. J’aimerais mieux avoir peint la chapelle Sixtine que gagné bien des batailles, même celle de Marengo. Ça durera plus longtemps et c’était peut-être plus difficile. Et je me suis consolé de ma misère en songeant du moins à ma bonne foi. Tout le monde ne peut pas être pape. Le dernier franciscain qui court le monde pieds nus, qui a l’esprit borné et qui ne comprend pas les prières qu’il récite, est aussi respectable peut-être qu’un cardinal, s’il prie avec conviction, s’il accomplit son œuvre avec ardeur. Il est vrai, le pauvre homme, qu’il n’a pas pour le réconforter dans ses découragements le spectacle de sa pourpre, ni l’espoir de s’asseoir un jour sur le Saint-Siège.