Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0290

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Louis Conard (Volume 2p. 319-324).

290. À MAXIME DU CAMP.
[Croisset] Ce mardi, 21 octobre 1851.

Il me tarde bien que tu sois ici et que nous puissions causer un peu longuement et serré, afin que je prenne une décision quelconque. Dimanche dernier, avec Bouilhet, nous avons lu des fragments de Saint Antoine : Apollonius de Tyane, quelques dieux, et la seconde moitié de la seconde partie, c’est-à-dire la Courtisane, Thamar, Nabuchodonosor, le Sphinx, la Chimère et tous les animaux. Ce serait bien difficile de publier des fragments ; tu verras. Il y a de fort belles choses ; mais, mais, mais ! ça ne satisfait pas en soi, et le mot « drôle » sera, je crois, la conclusion des plus indulgents, voire des plus intelligents. Il est vrai que j’aurai pour moi beaucoup de braves gens qui n’y comprendront goutte et qui admireront de peur que le voisin n’y entende davantage. L’objection de Bouilhet à la publication est que j’ai mis là tous mes défauts et quelques-unes de mes qualités. Selon lui, ça me calomnie. Dimanche prochain nous lirons tous les dieux ; peut-être est-ce ce qui ferait le mieux un ensemble. Pas plus là-dessus que sur la question principale, je n’ai d’opinion à moi. Je ne sais que penser. Je suis comme l’âne de Buridan. On ne m’a pas jusqu’à présent accusé de manquer d’individualisme et de ne pas sentir mon petit moi. Eh bien ! voilà que, dans la question la plus importante peut-être d’une vie d’artiste, j’en manque complètement, je m’annule, je me fonds, et sans efforts, hélas ! car je fais tout ce que je peux pour avoir un avis quelconque, et j’en suis dénué autant que possible. Les objections pour et contre me paraissent également bonnes. Je me déciderais à pile ou face et je n’aurais pas regret du choix, quel qu’il fût.

Si je publie, ce sera le plus bêtement du monde, parce qu’on me dit de le faire, par imitation, par obéissance et sans aucune initiative de ma part. Je n’en sens ni le besoin ni l’envie. Et ne crois-tu pas qu’il ne faut faire que ce à quoi le cœur vous pousse ? Le poltron qui va sur le terrain, poussé par ses amis qui lui disent : « Il le faut ! » et qui n’en a pas envie du tout, qui trouve que c’est très bête, est, au fond, beaucoup plus misérable que le franc poltron qui avale l’insulte et reste tranquillement chez lui. Oui, encore une fois, ce qui me révolte c’est que ça n’est pas de moi, que c’est l’idée d’un autre, des autres, preuve peut-être que j’ai tort. Et puis, regardons plus loin : si je publie, ce ne sera pas à demi. Quand on fait une chose, il la faut bien faire. J’irai vivre à Paris pendant l’hiver. Je serai un homme comme un autre ; je vivrai de la vie passionnelle, intriguée et intrigante. Il me faudra exécuter beaucoup de choses qui me révolteront et qui d’avance me font pitié. Eh bien ! suis-je propre à tout cela, moi ? Tu sais bien que je suis l’homme des ardeurs et des défaillances. Si tu savais tous les invisibles filets d’inaction qui entourent mon corps et tous les brouillards qui me flottent dans la cervelle ! J’éprouve souvent une fatigue à périr d’ennui lorsqu’il faut faire n’importe quoi, et c’est à travers de grands efforts que je finis par saisir l’idée la plus nette. Ma jeunesse m’a trempé dans je ne sais quel opium d’embêtement pour le reste de mes jours. J’ai la vie en haine. Le mot est parti, qu’il reste ! Oui, la vie, et tout ce qui me rappelle qu’il la faut subir. C’est un supplice de manger, de m’habiller, d’être debout. J’ai traîné cela partout, en tout, à travers tout, au collège, à Paris, à Rouen, sur le Nil, dans notre voyage. Nature nette et précise, tu t’es souvent révolté contre ces normandismes indéfinis que j’étais si maladroit à excuser et tu ne m’as pas épargné les reproches !

Crois-tu que j’aie vécu jusqu’à trente ans de cette vie que tu blâmes, en vertu d’un parti pris et sans qu’il y ait eu consultation préalable ? Pourquoi n’ai-je pas eu des maîtresses ? Pourquoi prêchai-je la chasteté ? Pourquoi suis-je resté dans ce marais de la province ? Crois-tu que je serais sans vigueur et que je ne serais pas bien aise de faire le beau monsieur là-bas ? Mais oui, ça m’amuserait assez. Considère-moi et dis-moi si c’est possible. Le ciel ne m’a pas plus destiné à tout cela qu’à être beau valseur. Peu d’hommes ont eu moins de femmes que moi. C’est la punition de cette beauté plastique qu’admire Théo, et si je reste inédit, ce sera le châtiment de toutes les couronnes que je me suis tressées dans ma primevère. Ne faut-il pas suivre sa voie ? Si je répugne au mouvement, c’est que peut-être je ne sais pas marcher. Il y a des moments où je crois même que j’ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et de ne pas m’abandonner à tous les lyrismes, violences, excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient. Qui sait ? Un jour j’accoucherais peut-être d’une œuvre qui serait mienne, au moins.

J’admets que je publie. Y résisterai-je ? De plus forts y ont péri. Qui sait si au bout de quatre ans je ne serais pas devenu un crétin ? J’aurais donc un autre but que l’Art même ? Seul, il m’a suffi jusqu’à présent et, s’il me faut quelque chose de plus, c’est que je baisse ; et si ce quelque chose d’accessoire me fait plaisir, c’est que je suis baissé. La peur que ce ne soit le démon de l’orgueil qui parle m’empêche de dire tout de suite : Non, mille fois non ! Comme le colimaçon qui a peur de se salir sur le sable ou d’être écrasé sous les pieds, je rentre dans ma coquille. Je ne dis pas que je ne sois point capable de toute espèce d’action, mais il faut que ça dure peu et qu’il y ait plaisir. Si j’ai la force, je n’ai pas la patience, et c’est la patience qui est tout. Saltimbanque, j’aurais bien levé des fardeaux, mais je ne me serais jamais promené en les portant au bout du poing. Cet esprit d’audace et de souplesse déguisées, de savoir-vivre, qu’il faut, l’art de la conduite, tout cela m’est lettre close, et je ferais de grandes sottises. Dans ta dernière nouvelle, tu as supprimé deux passages que tu considérais comme scabreux ; c’est une concession humiliante qui m’a irrité contre toi. Je ne suis pas certain de ne pas t’en vouloir encore, et il est possible que je ne te pardonne jamais.

La Muse me reproche « le cotillon de ma mère ». J’ai suivi ce cotillon à Londres et il m’accompagnerait bien à Paris. Oh ! si tu me débarrassais de mon beau-frère et de…, combien je sentirais peu le voisinage de ce cotillon ! Hier j’ai parlé longuement de tout cela avec ma mère. Elle est comme moi, elle n’a pas d’avis. Son dernier mot a été : « Si tu as fait quelque chose que tu trouves bon, publie-le. » Me voilà bien avancé ! Au reste, je te donne tout ce qui précède comme un thème à méditation. Seulement médite et considère-moi tout entier. Malgré ma phrase de l’Éducation sentimentale : « Dans les confidences les plus intimes, il y a toujours quelque chose que l’on ne dit pas »[1], je t’ai tout dit, autant qu’un homme peut être de bonne foi avec lui-même. Il me semble que je le suis. Je t’expose mes entrailles. Je me fie à toi, je ferai ce que tu voudras. Je te remets mon individu, dont je suis harassé. Je ne me doutais guère, quand j’ai commencé ma lettre, que j’allais te dire tout cela. Ça est venu ; que ça parte. Nos prochaines causeries en seront peut-être simplifiées. Adieu, je t’embrasse avec un tas de sentiments.


  1. Œuvres de Jeunesse inédites, t. III, p. 49.