Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0316

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Louis Conard (Volume 2p. 386-389).

316. À LOUISE COLET.
Jeudi.

Je ne t’ai point fait de remarques particulières sur le style de ta comédie que je trouve vulgaire. Je sais bien qu’il n’est point aisé de dire proprement les banalités de la vie, et les hystéries d’ennui que j’éprouve en ce moment n’ont pas d’autre cause. C’est même un grand effort que je fais que de t’écrire. Je suis brisé et anéanti de tête et de corps, comme après une grande orgie. Hier, j’ai passé cinq heures sur mon divan, dans une espèce de torpeur imbécile, sans avoir le cœur de faire un geste, ni l’esprit d’avoir une pensée. N’importe, continuons.

Je trouve donc que le style est généralement mou, lâche et composé de phrases toutes faites. C’est de la pâte qui n’a pas été assez battue. L’expression n’est point condensée, ce qui, au théâtre surtout, fait paraître l’idée lente, et cause de l’ennui. Et d’abord tout le 1er acte est une exposition. L’action se passe au second et dès la première scène du 3e on devine le dénouement. La dernière scène du 2e acte est pleine de mouvement. Si tout était comme ça, ce serait superbe. La première scène (monologue de la femme de chambre) est à tout le monde. Qui ne connaît ce plumeau, cette glace où elle se mire ?

La seconde, avec le garçon de restaurant, est assez drôle en elle-même. Mais que d’abus de ça ! et la plaisanterie du chantage est d’un goût médiocre.

Quant aux deux personnages de Léonie et de Mathieu, je n’y comprends rien. Ils sont parfois très cyniques et d’autres fois très vertueux, sans que ce soit fondu. On se révolterait de ces mœurs-là qui sentent le Macaire (sauf l’exagération, laquelle sauve ce personnage) ; et puis, et puis, que de négligences ! Je t’assure, pauvre chère Louise, que cette lecture m’est pénible. Je peux ne rien entendre au théâtre ; mais quant au français en lui-même, il me semble que tu es là singulièrement sortie de tes habitudes littéraires.

Cette scène entre le frère et la sœur est démesurée de longueur. On ne s’intéresse ni à l’un ni à l’autre, avec leurs projets de duperie, leurs misères et les sentiments de fierté de Léonie, quoiqu’elle avoue jouer un rôle.

La scène 4 est également longue ; le dialogue, vers la fin, plus mouvementé. On est tout heureux de trouver quelque chose d’amusant.

Les scènes 6 et 7 me semblent atroces et j’y trouve à peu près tous les défauts réunis. Quant à l’acte 2e, qu’est-ce que c’est que cette femme qui reste pendant tout l’acte en scène, à faire la sourde et muette, trompant tout le monde, si ce n’est le spectateur qui est tenté de crier à l’acteur : « Elle vous trompe ! ». (Quel besoin y avait-il de ce personnage ? En quoi est-il nécessaire à l’action ? Et ce polisson d’acte a treize scènes !) Et puis comme on s’embêtera à leur conversation par écrit ! Il faut éviter d’écrire sur la scène, ça ennuie toujours à regarder. Cette bonne Madame de Lauris, à laquelle on rarrange ses oreillers, m’assomme et me révolte. Elle se joue indignement de ses enfants, dont la tendresse fera rire. Alors nous tombons dans la farce.

Scène 3. Quel interminable monologue ! Il faut faire des monologues quand on est à bout de ressources et comme exposition de passion (lorsqu’elle ne peut se montrer en fait). Mais ici c’est pour nous parler de ce que nous voyons, c’est-à-dire la vie intérieure de ce château. Inutile.

Quant à l’oiseau que l’on dessine, le perroquet empaillé que l’acteur serait obligé de tenir à la main, ferait pouffer de rire la salle et suffirait à lui seul pour faire tomber un chef-d’œuvre. Comment se fait-il que tu n’aies pas vu cela ?

Dans la scène 5, l’explosion de Léonie dépasse les bornes. Bref, toute cette pièce me fait une impression de délicatesse froissée, pareille à celle que tu as ressentie si légitimement à la lecture de la bonne moitié de l’Éducation sentimentale.

J’arrête là mon analyse, car c’est, selon moi, une idée à reprendre complètement, ou à laisser.

Excuse-moi si je te choque en ce moment. Fais lire ton œuvre à Madame R…, en qui tu as confiance, et tu verras, si elle est franche, que l’effet ne lui en sera point agréable.

Je te renvoie le volume du père d’Arpentigny. Comme il ne me l’a pas prêté, je ne peux lui écrire. Si j’étais en train, je t’écrirais une lettre pour lui montrer. Son volume m’a beaucoup intéressé. Il devrait en faire faire une édition avec des planches. Il a deux ou trois portraits frappés avec beaucoup d’esprit et un même, celui du parvenu faisant tout lui-même, est un morceau qui pourrait passer pour classique ; il y a là du talent de style.

J’ai lu Graziella. Le malheureux ! Quelle belle histoire il a gâtée là. Cet homme, on a beau dire, n’a pas l’instinct du style. Tel est du moins mon avis.

Adieu, je t’embrasse. Tâche d’être plus gaie que moi. Encore deux baisers sur tes bons et beaux yeux.

À toi.