Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0321

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Louis Conard (Volume 2p. 412-417).

321. À LOUISE COLET.
Croisset, samedi à dimanche, 1 heure matin.
[15-16 mai 1852.]

La nuit de dimanche me prend au milieu d’une page qui m’a tenu toute la journée et qui est loin d’être finie. Je la quitte pour t’écrire, et d’ailleurs elle me mènerait peut-être jusqu’à demain soir ; car comme je suis souvent plusieurs heures à chercher un mot et que j’en ai plusieurs à chercher, il se pourrait que tu passasses encore toute la semaine prochaine si j’attendais la fin. Voilà pourtant plusieurs jours que cela ne va pas trop mal, sauf aujourd’hui où j’ai éprouvé beaucoup d’embarras. Si tu savais ce que je retranche et quelle bouillie que mes manuscrits ! Voilà cent vingt pages de faites ; j’en ai bien écrit cinq cents au moins. Sais-tu à quoi j’ai passé tout mon après-midi avant-hier ? À regarder la campagne par des verres de couleur ; j’en avais besoin pour une page de ma Bovary qui, je crois, ne sera pas une des plus mauvaises.

Tu as bien envie de me voir, chère Louise, et moi aussi. J’éprouve le besoin de t’embrasser et de te tenir dans mes bras. J’espère, à la fin de la semaine prochaine à peu près, pouvoir te dire au juste quand nous nous verrons.

Je vais être dérangé cette semaine par l’arrivée de cousines (inconnues) et assez égrillardes, à ce qu’il paraît, du moins l’une d’elles. Ce sont des parentes de Champagne, dont le père est directeur de je ne sais quelles contributions à Dieppe. Ma mère a été les voir avant-hier et hier, jours où je suis resté seul avec l’institutrice. Mais sois sans crainte, ma vertu n’a pas failli et n’a pas même songé à faillir. À la fin de ce mois, ma nièce, la petite de mon frère, va faire sa première communion. Je suis convié à deux dîners et à un déjeuner. Je m’empiffrerai ; ça me distraira. Quand on ne se gorge pas dans ces solennités, qu’y faire ? Te voilà donc au courant de ma vie extérieure.

Quant à l’intérieure, rien de neuf. J’ai lu Rodogune et Théodore[1] cette semaine. Quelle immonde chose que les commentaires de M. de Voltaire ! Est-ce bête ! Et c’était pourtant un homme d’esprit. Mais l’esprit sert à peu de chose dans les arts, à empêcher l’enthousiasme et nier le génie, voilà tout.

Quelle pauvre occupation que la critique, puisqu’un homme de cette trempe-là nous donne un pareil exemple ! Mais il est si doux de faire le pédagogue, de reprendre les autres, d’apprendre aux gens leur métier ! La manie du rabaissement, qui est la lèpre morale de notre époque, a singulièrement favorisé ce penchant dans la gent écrivante. La médiocrité s’assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui, sous des apparences sérieuses, cache le vide. Il est bien plus facile de discuter que de comprendre, et de bavarder art, idée du beau, idéal, etc., que de faire le moindre sonnet ou la plus simple phrase. J’ai eu envie souvent de m’en mêler aussi et de faire d’un seul coup un livre sur tout cela. Ce sera pour ma vieillesse, quand mon encrier sera sec. Quel crâne ouvrage, et original, il y aurait à écrire sous ce titre : « De l’interprétation de l’antiquité » ! Ce serait l’œuvre de toute une vie. Et puis à quoi bon ? De la musique ! De la musique plutôt ! Tournons au rythme, balançons-nous dans les périodes, descendons plus avant dans les caves du cœur.

Cette manie du rabaissement, dont je parle, est profondément française, pays de l’égalité et de l’antiliberté. Car on déteste la liberté dans notre chère patrie. L’idéal de l’État, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre, absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits : « Il faut tout régler, tout refaire, reconstituer sur d’autres bases », etc. Il n’est pas de sottises ni de vices qui ne trouve (sic) son compte à ces rêves. Je trouve que l’homme maintenant est plus fanatique que jamais, mais de lui. Il ne chante autre chose et, dans cette pensée qui saute par-delà les soleils, dévore l’espace et bêle après l’infini, comme dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que cette misère même de la vie dont elle tâche sans cesse de se dégager. Ainsi la France, depuis 1830, délire d’un réalisme idiot ; l’infaillibilité du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l’infaillibilité du pape. La force du bras, le droit du nombre, le respect de la foule a succédé à l’autorité du nom, au droit divin, à la suprématie de l’esprit. La conscience humaine ne protestait pas dans l’antiquité ; la Victoire était sainte, les dieux la donnaient, elle était juste ; l’homme esclave se méprisait lui-même autant que son maître. Au M[oyen] A[ge], elle se résignait et subissait la malédiction d’Adam (à laquelle je crois au fond). Elle a joué la Passion pendant 15 siècles, Christ perpétuel qui, à chaque génération nouvelle, se recouchait sur sa croix. Mais voilà maintenant qu’épuisée de tant de fatigues elle paraît prête à s’endormir dans un hébétement sensuel, comme une putain sortant du bal masqué, qui sommeille à demi dans un fiacre, trouve les coussins doux tant elle est saoule, et se rassure en voyant dans la rue les gendarmes qui avec leurs sabres la protègent des gamins dont les huées l’insulteraient.

République ou Monarchie, nous ne sortirons pas de là de sitôt. C’est la résultante d’un long travail auquel tout le monde a pris part depuis De Maistre jusqu’au père Enfantin, et les républicains plus que les autres. Qu’est-ce donc que l’Égalité si ce n’est pas la négation de toute liberté, de toute supériorité et de la nature elle-même ? L’Égalité, c’est l’esclavage. Voilà pourquoi j’aime l’Art. C’est que là, au moins, tout est liberté dans ce monde des fictions. On y assouvit tout, on y fait tout, on est à la fois son roi et son peuple, actif et passif, victime et prêtre. Pas de limites ; l’humanité est pour vous un pantin à grelots que l’on fait sonner au bout de sa phrase comme un bateleur au bout de son pied (je me suis souvent, ainsi, bien vengé de l’existence ; je me suis repassé un tas de douceurs avec ma plume ; je me suis donné des femmes, de l’argent, des voyages), comme l’âme courbée se déploie dans cet azur qui ne s’arrête qu’aux frontières du Vrai. Où la Forme, en effet, manque, l’idée n’est plus. Chercher l’un, c’est chercher l’autre. Ils sont aussi inséparables que la substance l’est de la couleur et c’est pour cela que l’Art est la vérité même. Tout cela, délayé en vingt leçons au Collège de France, me ferait passer, près de beaucoup de petits jeunes gens, de messieurs forts et de femmes distinguées, pour grand homme pendant quinze jours.

Une chose qui prouve, selon moi, que l’Art est complètement oublié, c’est la quantité d’artistes qui pullulent. Plus il y a de chantres à une église, plus il est à présumer que les paroissiens ne sont pas dévots. Ce n’est pas de prier le bon Dieu que l’on s’inquiète, ou de cultiver son jardin, comme dit Candide, mais d’avoir de belles chasubles. Au lieu de traîner le public à sa remorque, on se traîne à la sienne. Il y a plus de bourgeoisme pur dans les gens de lettres que dans les épiciers. Que font-ils en effet, si ce n’est de s’efforcer, par toutes les combinaisons possibles, de flouer la pratique, et en se croyant honnêtes encore ! (c’est-à-dire artistes), ce qui est le comble du bourgeois. Pour lui plaire, à la pratique, Béranger a chanté ses amours faciles, Lamartine les migraines sentimentales de son épouse, et Hugo même, dans ses grandes pièces, a lâché à son adresse des tirades sur l’humanité, le progrès, la marche de l’idée, et autres balivernes auxquelles il ne croit guère. D’autres, restreignant leur ambition, comme Eugène Sue, ont écrit pour le Jockey Club des romans du grand monde, ou bien pour le Faubourg Saint-Antoine des romans arsouille, comme les Mystères de Paris. Le jeune Dumas, pour le quart d’heure, va se concilier a perpétuité toute la loretanerie avec sa Dame aux Camélias. Je défie aucun dramaturge d’avoir l’audace de mettre en scène sur le boulevard un ouvrier voleur. Non : là il faut que l’ouvrier soit honnête homme, tandis que le monsieur est toujours un gredin, de même qu’aux Français la jeune fille est pure, car les mamans y conduisent leurs demoiselles. Je crois donc cet axiome vrai, à savoir, que l’on aime le mensonge, mensonge pendant la journée et songe pendant la nuit. Voilà l’homme. Excellente narration du vieux Villemain et description de la mère Hugo.

Bouilhet ne viendra pas à Paris (à ce que je pense) de si tôt. Les nouveaux règlements universitaires lui ont retiré du coup quinze cents Francs.

Trois heures viennent de sonner. Le jour paraît, mon feu est éteint, j’ai froid et vais me coucher.

Combien de fois déjà dans ma vie n’ai-je pas vu le jour vert du matin paraître à mes carreaux ! Autrefois, à Rouen, dans ma petite chambre de l’Hôtel-Dieu, à travers un grand acacia ; à Paris, dans la rue de l’Est, sur le Luxembourg ; en voyage, dans les diligences ou sur les bateaux, etc.

Adieu, ma chère amie, ma chère maîtresse.

À toi.

  1. Tragédies de Corneille, avec les commentaires de Voltaire.