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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0323

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Louis Conard (Volume 2p. 420-429).

323. À LOUISE COLET.
[Croisset, 30 mai 1852.]

Il faut se méfier des meilleures affections, telle est la morale que je tire de ta lettre. Si le discours[1] de Musset qui m’horripile t’a paru charmant et que tu trouves également charmant ce que j’ai pu faire ou ferai, qu’en conclure ?

Mais où se réfugier, mon Dieu ! Où trouver un homme ? Fierté de soi, conviction de son œuvre, admiration du Beau, tout est donc perdu ? La fange universelle où l’on nage jusqu’à la bouche emplit donc toutes les poitrines ? À l’avenir, et je t’en supplie, ne me parle plus de ce que l’on fait dans le monde, ne m’envoie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s’y brasse. Ces choses me rendent malade ; elles me feraient devenir méchant et me renforcent d’autant dans un exclusivisme sombre qui me mènerait à une étroitesse catonienne. Que je me remercie de la bonne idée que j’ai eue de ne pas publier ! Je n’ai encore trempé dans rien ! Ma muse (quelque déhanchée qu’elle puisse être) ne s’est point encore prostituée, et j’ai bien envie de la laisser crever vierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire un public et que ce public n’est pas fait pour moi, je m’en passerai. « Si tu cherches à plaire, te voilà déchu », dit Épictète. Je ne déchoirai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu médité Épictète, et cependant ce n’est pas l’amour de la vertu qui manque dans son discours. Il nous apprend que M. Dupaty était honnête homme et que c’est bien beau d’être honnête homme. Là-dessus, satisfaction générale du public. (Voir Gabrielle, de M. Émile Augier.) L’éloge des qualités morales, agréablement entrelacé à celui des qualités intellectuelles et mises ensemble au même niveau, est une des plus belles bassesses de l’art oratoire. Comme chacun croit posséder les premières, du même coup on s’attribue les secondes ! J’ai eu un domestique qui avait l’habitude de prendre du tabac. Je lui ai souvent entendu dire lorsqu’il prisait (pour s’excuser de son habitude) : « Napoléon prisait ». Et la tabatière en effet établissait certainement une certaine parenté entre eux deux, qui, sans abaisser le grand homme, relevait beaucoup le goujat dans sa propre estime.

Voyons un peu ce fameux discours. Le début est des plus mal écrits ; il y a une série de que de quoi faire vingt catogans. Je trouve ensuite du respect qui va l’empêcher de parler (Musset respectant le sieur Dupaty !), la mort prématurée de son père et une jérémiade anodine sur les révolutions, lesquelles « interrompent pour un moment les relations de société ». Quel malheur ! Cela me rappelle un peu les filles entretenues, après 1848, qui étaient désolées : les gens comme il faut s’en allaient de Paris ; tout était perdu ! Il est vrai que, comme contrepoids, arrive l’éloge indirect de l’abolition de la torture ; la grande ombre de Calas passe, escortée d’un vers corsé :

Un beau trait nous honore encor plus qu’un beau livre.


Idée reçue et généralement admise, quoique l’un soit plus facile à faire que l’autre. J’ai pris bien des petits verres, dans ma jeunesse, avec le sieur Louis Fessard, mon maître de natation, lequel a sauvé quarante à quarante-six personnes d’une mort imminente et au péril de ses jours. Or, comme il n’y a pas quarante-six beaux livres dans le monde, depuis qu’on en fait, voilà un drôle qui, à lui tout seul, enfonce dans l’estime d’un poète tous les poètes. Continuons :

Éloge des écoliers reconnaissants envers leurs maîtres (flatterie indirecte aux professeurs ci-présents), et de rechef épigramme sur la liberté : utile dulci ; c’est le genre.

Enfin une phrase, et fort belle : « Le murmure de l’Océan, qui troublait encore cette tête ardente, se confondit dans la musique et un coup d’archet l’emporta. » Mais c’est l’Océan et la musique qui sont cause que la phrase est bonne. Quelque indifférent que soit le sujet en soi, il faut qu’il existe néanmoins. Or, lorsque de mauvaise foi on entonne l’éloge d’un homme médiocre, qu’attendre, sinon une médiocrité ? La forme sort du fond, comme la chaleur du feu.

Arrive le petit confiteor ; là le poète appelle ses œuvres des fautes d’enfant, se blâme des torts qu’il n’a plus et traite l’école romantique de n’avoir pas le sens commun, quoiqu’il ne renie pas ses maîtres. Il y aurait eu ici de belles choses à dire sur la place d’Hugo, vide. Comment se priver de pareilles joies, comme se refuser à soi-même la volupté de scandaliser la Compagnie ? Mais les convenances s’y opposaient ; cela aurait fait de la peine à ce bon Gouvernement et c’eût été de mauvais goût. Mais en revanche nous avons, immédiatement après, l’éloge inattendu de Casimir Delavigne, qui savait que l’estime vaut mieux que le bruit et qui, en conséquence, s’est toujours traîné à la remorque de l’opinion, faisant les Messéniennes après 1815, Le Paria dans le temps du libéralisme, Marino Faliero lors de la vogue de Byron, Les Enfants d’Édouard quand on raffolait du drame moyen âge. Delavigne était un médiocre monsieur, mais Normand rusé qui épiait le goût du jour et s’y conformait, conciliant tous les partis et n’en satisfaisant aucun, un bourgeois s’il en fut, un Louis-Philippe en littérature. Musset n’a pour lui que des douceurs.

Louer des vers où se trouve celui-ci :

En quittant Raphaël, je souris à l’Albane.


et Anacréon à côté d’Homère ! L’Albane est le père du rococo en peinture. M. de Voltaire l’aimait beaucoup. Ferney est plein de ses copies. Musset, qui a tant injurié Voltaire dans Rolla, mais qui devait faire son éloge à l’Académie (car il était académicien), devait bien ce petit hommage à son peintre favori.

Suit l’éloge de l’opéra comique comme genre. Tout est du même tonneau ; sans cesse l’exaltation du gentil, du charmant. Musset a été bien funeste à sa génération en ce sens. Lui aussi, morbleu, a chanté la grisette ! et d’une façon bien plus embêtante encore que Béranger, qui au moins est en cela dans sa veine propre. Cette manie de l’étriqué (comme idée et comme œuvres) détourne des choses sérieuses, mais ça plaît ; il n’y a rien à dire, on donne là dedans pour le quart d’heure. Nous allons revenir à Florian avant deux ans. Houssaye alors fleurira, c’est un berger.

Maintenant, un peu d’outrages aux grandes choses et aux grands hommes. Le travail du poète : un noble exercice de l’esprit. Vraiment ! Et quoi qu’on en puisse dire encore ! Quelle audace ! Mais comme il des idées nobles et des idées apparemment qui ne le sont pas, des routes grandes et sévères et des routes petites et plaisantes (d’après la classification des genres bien entendu, 1o tragédies, 2o comédies, comédie sérieuse, comédie pour rire, etc.), il s’ensuit que Bossuet et Fénelon sont au-dessus de Molière (non académicien) ; Télémaque vaut mieux que le Malade imaginaire ; pour les hommes graves, en effet, c’est une farce (tel est l’avis entre autres de M. Chéruel, professeur à l’École normale). N’importe, la petite route n’en est pas moins belle et à coup sûr elle doit être honorée (que de bonté !) quand elle est suivie par un honnête homme (toujours l’honnête homme) ; autrement, non !

Ensuite un peu de patriotisme, le drapeau de l’Empire, de beaux faits dans la garde nationale.

Ce vers cité comme bon :

Les doux tributs des champs sur son onde tranquille !


et Tancrède qui est un type inimitable de poésie chevaleresque ! Enfin, pour la conclusion, le bon exemple des gens qui meurent saintement escortés des sœurs de charité, lesquelles nous avons déjà vues plus haut en compagnie de l’idée chrétienne glorifiée.

Il y en a pour tous les goûts, si ce n’est pour le mien.

Quant à la réponse de Nisard, elle dégrade encore plus le sieur de Musset. De Frank, de Rolla, de Bernerette, pas un mot. Et il était là, lui ! il avalait tout cela, il écoutait cette théorie que l’amour de Boileau est une qualité sociale. Il s’entendait dire que ses vers n’étaient pas sur leurs pieds et que les mères de famille daignaient l’approuver, une fois les enfants retirés. Avaler toutes ces grossièretés en public avec un habit vert sur le dos, une épée au côté et un tricorne à la main, cela s’appelle être honoré. Et voilà pourtant le but de l’ambition des gens de lettres ! On attend ce jour-là pendant des années ; ensuite on est posé, consacré. Ah ! c’est que l’on vous voit, il y a des voitures sur la place, et il ne manque pas non plus de belles dames qui vous font des compliments après la cérémonie. Deux heures durant même, le public vous gratifie de cet empressement naïf qu’il témoigne tour à tour à Tom-Pouce, aux Osages[2], à la planète Le Verrier, aux ascensions de Poittevin, aux premiers convois du chemin de fer de Versailles (rive droite). Et puis on figure le lendemain dans tous les journaux, entre la politique et les annonces.

Certes, il est beau d’occuper de la place dans les âmes de la foule, mais on y est les trois quarts du temps en si piètre compagnie, qu’il y a de quoi dégoûter la délicatesse d’un homme bien né.

Avouons que si aucune belle chose n’est restée ignorée, il n’est pas de turpitude qui n’ait été applaudie, ni de sot qui n’ait passé pour grand homme, ni de grand homme qu’on n’ait comparé à un crétin. La postérité change d’avis quelquefois (mais la tache n’en reste pas moins au front de cette humanité qui a de si nobles instincts), et encore ! Est-ce que jamais la France reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine ! Il faut donc faire de l’art pour soi, pour soi seul, comme on joue du violon.

Musset restera par ces côtés qu’il renie. Il a eu de beaux jets, de beaux cris, voilà tout. Mais le parisien chez lui entrave le poète ; le dandysme y corrompt l’élégance ; ses genoux sont raides de ses sous-pieds. La force lui a manqué pour devenir un maître ; il n’a cru ni à lui (?) ni à son art, mais à ses passions. Il a célébré avec emphase le cœur, le sentiment, l’amour avec toutes sortes d’H, au rabaissement de beautés plus hautes : « le cœur seul est poète », etc. Ces sortes de choses flattent les dames, maximes commodes qui font que tant de gens se croient poètes sans avoir fait un vers. Cette glorification du médiocre m’indigne. C’est nier tout art, toute beauté ; c’est insulter l’aristocratie du bon Dieu.

L’Académie française subsistera encore longtemps, quoiqu’elle soit fort en arrière de tout le reste. Elle puise sa force dans la rage qu’ont les Français pour les distinctions. Chacun espère en être plus tard ; je m’excepte. Du jour où elle a donné le premier prix Montyon, elle a avoué par là que la vie littéraire s’était retirée d’elle. N’ayant donc plus rien à faire et sentant les choses de sa compétence lui échapper, elle s’est réfugiée dans la vertu, comme font les vieilles femmes dans la dévotion.

Puisque je suis en veine de mauvaise humeur (et franchement j’en ai le cœur gros), je l’épuise. « Les jours d’orgueil où l’on me recherche, où l’on me flatte », dis-tu. Allons donc ! ce sont des jours de faiblesse, ceux-là, les jours dont il faut rougir. Tes jours d’orgueil, je vais te les dire. Les voici, tes jours d’orgueil ! Quand tu es chez toi, le soir, dans ta plus vieille robe, avec Henriette qui t’embête, la cheminée qui fume, gênée d’argent, etc., et que tu vas te coucher le cœur gros et la tête fatiguée ; quand, marchant de long en large dans ta chambre, ou regardant le bois brûler, tu te dis que rien [ne] te soutient, que tu ne comptes sur personne, que tout te délaisse, et qu’alors, sous l’affaissement de la femme, la muse rebondissant, quelque chose cependant se met à chanter au fond de toi, quelque chose de joyeux et de funèbre, comme un chant de bataille, défi porté à la vie, espérance de sa force, flamboiement des œuvres à venir. Si cela te vient, voilà tes jours d’orgueil ; ne me parle pas d’autres orgueils. Laisse-les aux faibles, au sieur Énault qui sera flatté d’entrer à la Revue de Paris, à Du Camp qui est enchanté d’être reçu chez Mme Delessert, à tous ceux enfin qui s’honorent assez peu pour que l’on puisse les honorer. Pour avoir du talent, il faut être convaincu qu’on en possède, et pour garder sa conscience pure, la mettre au-dessus de celles de tous les autres. Le moyen de vivre avec sérénité et au grand air, c’est de se fixer sur une pyramide quelconque, n’importe laquelle, pourvu qu’elle soit élevée et la base solide. Ah ! ce n’est pas toujours amusant et l’on est tout seul ; mais on se console en crachant d’en haut.

Encore un mot relativement à ma mère. Sans nul doute qu’elle ne t’ait reçue de son mieux, si vous vous fussiez rencontrées d’une façon ou d’une autre. Mais quant à en être flattée (ne prends pas ceci pour une brutalité gratuite), apprends qu’elle n’est flattée de rien, la bonne femme. Il est fort difficile de lui plaire ; elle a dans toute sa personne je ne sais quoi d’imperturbable, de glacial et de naïf qui vous démonte. Elle se passe de principes encore plus aisément que d’expansions. Toute en constitution vertueuse, elle déclare impudemment qu’elle ne sait pas ce que c’est que la vertu, et ne lui avoir jamais fait un sacrifice.

Elle me disait ce soir que je m’aigrissais. Je tourne peut-être en effet à la vieille fille. Tant pis ; la figure du Misanthrope est une des plus sottes que l’on puisse avoir. Oui, je deviens vieux, je ne suis pas du siècle, je me sens étranger au milieu de mes compatriotes tout autant qu’en Nubie, et je commence sérieusement à admirer le prince Président qui ravale sous la semelle de ses bottes cette noble France. J’irais même lui baiser le derrière, pour l’en remercier personnellement, s’il n’y avait une telle foule que la place est prise.


Dimanche soir.

Je serai jeudi prochain à Mantes à 5 h. 15. Tu peux prendre le convoi de 3 h. 25 et commander le dîner si tu as le temps. Je t’attends au débarcadère. Adieu, mille baisers.

À toi. G.

  1. Prononcé à l’Académie Française, le 27 mai, en y prenant séance, succédant à M. Dupaty, vaudevilliste.
  2. Tribu de Peaux Rouges de l’Amérique du Nord.