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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0327

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 442-445).

327. À MAXIME DU CAMP.
Croisset, 1852 [26 juin].
Mon cher Ami,

Tu me parais avoir à mon endroit un tic ou vice rédhibitoire. Il ne m’embête pas, n’aie aucune crainte. Mon parti est pris là-dessus depuis longtemps.

Je te dirai seulement que tous ces mots : se dépêcher, c’est le moment, il est temps, place prise, se poser, hors la loi, sont pour moi un vocabulaire vide de sens. C’est comme si tu parlais à un Algonquin. Comprends pas.

Arriver, à quoi ? À la position de MM. Murger, Feuillet, Monselet, etc., Arsène Houssaye, Taxile Delord, Hippolyte Lucas et soixante-douze autres avec ? Merci.

Être connu n’est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D’ailleurs, sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s’en tenir ? La célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l’on meurt presque toujours dans l’incertitude de son propre nom, à moins d’être un sot. Donc l’illustration ne vous classe pas plus à vos yeux que l’obscurité.

Je vise à mieux, à me plaire. Le succès me paraît être un résultat et non pas le but. Or j’y marche, vers ce but, et depuis longtemps il me semble, sans broncher d’une semelle, ni m’arrêter au bord de la route pour faire la cour aux dames, ou dormir sur l’herbette. Fantôme pour fantôme, après tout, j’aime mieux celui qui a la stature plus haute.

Périssent les États-Unis plutôt qu’un principe ! Que je crève comme un chien, plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre.

J’ai en tête une manière d’écrire et gentillesse de langage à quoi je veux atteindre. Quand je croirai avoir cueilli l’abricot, je ne refuse pas de le vendre, ni qu’on batte des mains s’il est bon. D’ici là, je ne veux pas flouer le public. Voilà tout.

Que si, dans ce temps-là, il n’est plus temps et que la soif en soit passée à tout le monde, tant pis. Je me souhaite, sois-en sûr, beaucoup plus de facilité, beaucoup moins de travail et plus de profits. Mais je n’y vois aucun remède.

Il se peut faire qu’il y ait des occasions propices en matière commerciale, des veines d’achat pour telle ou telle denrée, un goût passager des chalands qui fasse hausser le caoutchouc ou renchérir les indiennes. Que ceux qui souhaitent devenir fabricants de ces choses se dépêchent donc d’établir leurs usines, je le comprends. Mais si votre œuvre d’art est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans, ou après vous. Qu’importe !

C’est là qu’est le souffle de vie, me dis-tu, en parlant de Paris. Je trouve qu’il sent souvent l’odeur des dents gâtées, ton souffle de vie. Il s’exhale, pour moi, de ce Parnasse où tu me convies, plus de miasmes que de vertiges. Les lauriers qu’on s’y arrache sont un peu couverts de merde, convenons-en.

Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme comme toi renchérir sur la marquise[1] d’Escarbagnas, qui croyait que « hors Paris, il n’y avait pas de salut pour les honnêtes gens ». Ce jugement me paraît être lui-même provincial, c’est-à-dire borné. L’humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu’ailleurs, j’en conviens.

Certes, il y a une chose que l’on gagne à Paris, c’est le toupet ; mais l’on y perd un peu de sa crinière.

Celui qui, élevé à Paris, est devenu néanmoins un véritable homme fort, celui-là était né demi-dieu. Il a grandi les côtes serrées et avec des fardeaux sur la tête, tandis qu’au contraire il faut être dénué d’originalité native si la solitude, la concentration, un long travail ne vous créent à la fin quelque chose d’approchant.

Quant à déplorer si amèrement ma vie neutralisante, c’est reprocher à un cordonnier de faire des bottes, à un forgeron de battre son fer, à un artiste de vivre dans son atelier. Comme je travaille de 1 heure de l’après-midi à 1 heure de l’après-minuit tous les jours, sauf de 6 à 8 heures, je ne vois guère à quoi employer le temps qui me reste. Si j’habitais en réalité la province ou la campagne, me livrant à l’exercice du domino, ou à la culture des melons, j’en concevrais le reproche. Mais si je m’abrutis, c’est Lucien, Shakespeare et écrire un roman qui en sont cause.

Je t’ai dit que j’irais habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j’en étais content. Ma résolution n’a point changé. Voilà ce que je peux dire, mais rien de plus.

Et crois-moi, mon ami, laisse couler l’eau. Que les querelles littéraires renaissent ou ne renaissent pas, je m’en fous. Qu’Augier réussisse, je m’en contrefous, et que Vacquerie et Ponsard élargissent si bien leurs épaules qu’ils me prennent toute ma place, je m’en archifous et je n’irai pas les déranger pour qu’ils me la rendent,

Sur ce je t’embrasse.


  1. La comtesse d’Escarbagnas, personnage de Molière dans la pièce de ce nom.