Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0329

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Louis Conard (Volume 2p. 449-451).

329. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche soir, minuit [27-28 juin 1852].

Voilà enfin la pièce sur Pradier. Si tu trouves le moyen de la faire paraître dans les Débats, la Presse, ou le Pays, jamais on ne se doutera que la publication vient de toi. Du Camp sera fort perplexe de savoir comment Bouilhet est arrivé à se faire imprimer dans un journal sans sa protection, et n’imaginera guère que [ce] soit l’auteur d’une pièce sur le même sujet. Ces façons sont peu dans les us de la gent de lettres, en effet.

Je suis encore sous l’impression de la visite de Musset et suis curieux de voir la fin de l’histoire. On n’est pas plus goujat qu’il ne la été ! C’est caduc et ignoble à la fois. Et voilà des gaillards qui ont des prétentions aux belles manières, à la gentilhommerie !

Je t’engage fort à ne plus lui faire aucune avance pour le rappel de sa promesse. Garde-toi le droit de le mépriser radicalement.

Au milieu de l’impression pénible que m’a donnée cette histoire, une consolation a surgi. C’est l’idée qu’il ne sort rien de bon de cette vie stupide. Si en la menant il faisait de bonnes œuvres ; si, préoccupé de tant de misères, il restait malgré cela grand comme poète, là serait pour nous l’embêtement objectif. Mais non, plus rien ! Son génie, comme le duc de Glocester, s’est noyé dans un tonneau et, vieille guenille maintenant, s’y effiloque de pourriture. L’alcool ne conserve pas les cerveaux comme il fait pour les fœtus.

Je n’en persiste pas moins dans mon dire relativement à l’Âne d’or, malgré l’avis du Philosophe et celui de Musset. Tant pis pour ces messieurs s’ils ne le comprennent pas et tant mieux pour moi si je me trompe. Mais s’il y a une vérité artistique au monde, c’est que ce livre est un chef-d’œuvre. Il me donne à moi des vertiges et des éblouissements. La nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses sont traités là à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui passe au milieu. Ça sent l’encens et l’urine, la bestialité s’y marie au mysticisme. Nous sommes bien loin encore de cela, nous autres, comme faisandage moral, ce qui me fait que croire la littérature française est encore jeune. Musset aime la gaudriole. Eh bien ! pas moi. Elle sent l’esprit (que je l’exècre en art !). Les chefs-d’œuvre sont bêtes ; ils ont la mine tranquille comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes. J’aime l’ordure, oui, et quand elle est lyrique, comme dans Rabelais qui n’est point du tout un homme à gaudriole. Mais la gaudriole est française. Pour plaire au goût français il faut cacher presque la poésie, comme on fait pour les pilules, dans une poudre incolore et la lui faire avaler sans qu’il s’en doute.

P. S. — Nous venons de relire la pièce ; nous en sommes saouls et n’en savons que penser. Juge-la toi-même et « fais-en ce que tu voudras » (Bouilhet) — « et tâche de la faire paraître » (moi).

Adieu, je t’embrasse tendrement. À toi.

Ton G.