Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0335

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Louis Conard (Volume 2p. 468-472).

335. À LOUISE COLET.
Jeudi 4 heures du soir.

Je suis en train de recopier, de corriger et raturer toute ma première partie de Bovary. Les yeux m’en piquent. Je voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée. Ce sera de dimanche en huit que je relirai tout à Bouilhet et le lendemain, ou le surlendemain, tu me verras. Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu !). Il ne me paraît pas non plus impossible de donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté, l’emportement d’une narration purement dramatique. Cela n’a jamais été tenté et serait beau. Y ai-je réussi un peu ? Je n’en sais rien. À l’heure qu’il est je n’ai aucune opinion nette sur mon travail.

Causons un peu de la pièce d’Hugo[1]. Je n’aime pas les six premiers vers.

Aux anges de ta vie


pas d’ange ! pas d’ange ! Ce sont tous ces mots-là qui donnent des chloroses au style. Une femme vaut mieux qu’un ange, d’abord ; les ailes ne valent pas les omoplates et sont plus faciles à faire. La description du salon est bien troussée et il y a là deux excellents vers :

Mais l’ombre disputait…
La moitié du plafond…

Des fronts charmants, des têtes inspirées

répétition de la même idée ; lourd et surtout bien vague d’expression à côté du détail si précis bordures dorées. Piédestal, triomphal, rime commune ; va avec : guerriers, lauriers.

D’un culte saint et la tête penchée


encore une tête. C’est trop de têtes.

Comme une Grecque eût fait de ses poètes dieux


atroce de tournure.

Une muse…
Attachait…


deux bons vers, si ce n’est conquis, qui est banal.

Tu passais radieux, ceint de la double gloire !!


deux idées ; une aurait suffi ; elles se nuisent. On voit à la fois des rayons et une ceinture. Que l’idée de radieux emplisse seule le vers ! C’est ceint qui est mauvais.

Les deux autres, qui finissent le mouvement, bons.

Héros triomphants


pas raide ; nous avons déjà triomphal plus loin. Toute la fin du couplet bien pâteuse. Mauvaises épithètes : courtisane étrange. Pourquoi étrange ? Pour rimer avec ange. Pourquoi ange ? Pour rimer avec étrange ; cheville double.

Le couplet qui suit me plaît assez et le commencement de l’autre, dont je ne comprends pas la fin parce que l’idée n’est pas nette ; et d’ailleurs encore du radieux.

Quoi qu’il en soit, il y a du bon dans cette pièce et j’en aime assez l’ensemble. C’est bien de toi dont on peut dire le mot de Boileau sur Corneille. Il a un bon génie qui lui souffle des vers et puis qui, tout à coup, l’abandonne et lui dit : « Tirez-vous-en comme vous pourrez. » À côté de choses excellentes tu en fourres avec le même aplomb de pitoyables.

Mais l’ombre disputait à la pâle clarté
La moitié du plafond rempli d’obscurité.


n’a pas l’air d’être fait par l’auteur de :

Les suaves désirs de la vierge au cœur d’ange
Et ceux de Marion la courtisane étrange.


Et ce qui m’étonne, c’est que souvent, en tes bons endroits, la difficulté y est vaincue triomphalement (comme ici par exemple) et que les mauvais pèchent au contraire par une inexpérience enfantine.

Médite donc plus avant d’écrire et attache-toi au mot. Tout le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est la précision qui fait la force. Il en est en style comme en musique : ce qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son.

Bouilhet a reçu de Du Camp une lettre qui nous plonge dans une hilarité profonde. Il a découvert les vers au Pays et lui fait toute espèce d’offres de services. Il va en mettre dans le numéro d’août, lui en promet d’avance pour celui de novembre, etc. Voilà les hommes : plus on les néglige, plus ils vous recherchent. Quelle pitoyable chose que tout cela !

Je ne te parle jamais de mes embêtements de famille, mais je n’en manque pas non plus. Mon frère, ma belle-sœur, mon beau-frère […], j’ai de tout cela plein le dos. Dieu ! que je suis gorgé de mes semblables ! Si j’étais seul, l’ennui ne durerait pas un quart d’heure et j’aurais bien vite envoyé promener toutes ces mauvaises bêtes. Patience ! Je me promets un jour un grand soulagement de ce côté. Mon entourage (qui, Dieu merci, m’entoure peu) recevra un jour de ma seigneurie une ruade telle qu’il ne s’en relèvera plus. Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux !

Je lis maintenant le soir, dans mon lit, l’histoire de Charles XII du sieur de Voltaire. C’est corsé ! Voilà de la narration au moins.

Enault poussant Bouilhet me paraît assez grotesque. Mais qu’est-ce qui n’est pas grotesque ? Voir les choses en farce est le seul moyen de ne pas les voir en noir. Rions pour ne pas pleurer.

Dans quinze jours, chère Louise, j’espère être à tes côtés (et sur tes côtes). J’en ai besoin. Cette fin de mon roman m’a un peu fatigué. Je m’en aperçois maintenant que le four commence à se refroidir.

Adieu, je profite d’une occasion pour Rouen pour faire partir ma lettre ce soir. Écris-moi. Je t’embrasse tendrement comme je t’aime, ma vieille chérie.

À toi. Ton G.

  1. Poème de Louise Colet.