Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0346

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Louis Conard (Volume 3p. 36-41).

346. À LA MÊME.
[Croisset] Nuit de jeudi, 1 heure [8 octobre 1852].

La lettre[1] (incluse dans la tienne de ce matin) m’a fait un singulier effet. Malgré moi, tout cet après-midi, je ne pouvais m’empêcher de reporter mes yeux dessus et d’en considérer l’écriture. Je la connaissais pourtant, mais d’où vient qu’elle ne m’avait jamais causé cette impression ? C’est sans doute le sujet et la personne à qui elle était adressée qui en sont cause. Cela me touchait de plus près. Il a dû en effet être flatté et, quelque banales qu’il ait l’habitude de donner ses louanges, celles-ci doivent être sincères. As-tu remarqué comme cette lettre écrite au courant de la plume est bien taillée de style, comme c’est carré, coupé ? Je n’ai pu m’empêcher, dans mon contentement naïf, de la montrer à ma mère qui l’a aimée. Veux-tu que je te la renvoie ? Mais je crois, dans les circonstances actuelles, qu’il vaut mieux que je la garde. Mon vieux culte en a été rafraîchi. On aime à se voir bien traité par ceux qu’on admire. Comme ils seront oubliés, tous les grands hommes du jour, quand celui-la encore sera jeune et éclatant !

Madame Didier me paraît une femme d’un esprit borné, elle et les républicains ses amis ; braves petites gens qui nous ont versés dans la boue et qui se plaignent de la route, les voilà maintenant qui gueulent comme des bourgeois contre Proudhon, sans en comprendre un seul mot. Cette caste du National a toujours été aussi étroite que celle du faubourg Saint-Germain. Ce sont des secs en littérature ; en politique, ils se cramponnent aussi à un passé perdu. Je ne partage pas davantage son admiration pour le sieur Lamartine qu’elle compare à Tacite, le malheureux ! Lui Tacite ! J’ai lu justement ce portrait de Napoléon dont elle parle. L[amartine] l’y accuse d’aimer la table, d’être gras, etc. Quand est-ce donc que l’on fera de l’histoire comme on doit faire du roman, sans amour ni haine d’aucun des personnages ? Quand est-ce qu’on écrira les faits au point de vue d’une blague supérieure, c’est-à-dire comme le bon Dieu les voit, d’en haut ?

C’est une femme curieuse du reste ; elle représente bien ce certain milieu du monde, stérile et convenable.

La dame de Saint-Maur me paraît dans une bonne passe ; elle lit aussi Tacite, elle. Quelle rage de sérieux ! Tu me dis qu’il t’est difficile de l’étudier. Comme le factice pourtant se constitue d’après les règles, qu’il se moule sur un type, il est plus simple que le naturel, lequel varie suivant les individualités. Je te déclare, quant à moi, que je ne crois pas un mot de toutes ses spiritualités. Sa fureur contre les mâles, pour le moment, vient de quelque morsure récente. Qu’elle soit dégoûtée du petit Énault, cela se peut ; mais c’est tout, au fond. Et à ce propos permets-moi de t’envoyer l’axiome suivant : les femmes se défient trop des hommes en général et pas assez en particulier (pénètre-toi de cette vérité). Elles nous jugent tous comme des monstres, mais au milieu des monstres il y a un ange (un cœur d’élite, etc.). Nous ne sommes ni monstres ni anges. Je voudrais voir un esprit aussi élevé que le tien, chère Louise, dégagé de ce préjugé que tu partages. Vous ne nous pardonnez jamais, vous autres, les filles, et toutes tant que vous êtes, depuis les prudes jusqu’aux coquettes, vous vous heurtez toujours à cet angle-là avec une obstination fougueuse. Vous ne comprenez rien à la Prostitution, à ses poésies amères, ni à l’immense oubli qui en résulte. Quand vous avez couché avec un homme, il vous reste quelque chose au cœur, mais à nous, rien. Cela passe, et un homme de quarante ans, pourri de vérole, peut arriver à sa maîtresse plus vierge qu’une jeune femme à son premier amant. N’as-tu pas remarqué les juvénilités sentimentales des vieillards ? Être jalouse des filles, c’est l’être d’un meuble. Tout se confond en effet dans un océan dont toutes les vagues sont pareilles. Mais vous, vous avez encore vos fleuves taris qui murmurent et dont les courants détournés s’entre-croisent dans l’ombre sous le branchage nouveau. Si tu voulais, je te ferais faire des progrès dans la connaissance de notre sexe, que je ne soutiens nullement, mais que j’explique ; il en est de cette question-là comme de celle de Paris et de la province. Quand on me dit du mal de l’un aux dépens de l’autre, j’abonde toujours dans le sens de celui qui parle et j’ajoute, en finissant, que je pense exactement la même chose de l’autre partie en litige.

Je lis les voyages du Président[2] ; c’est splendide. Il faut (et il s’y prend bien) que l’on en arrive à n’avoir plus une idée, à ne plus respecter rien. Si toute moralité est inutile pour les sociétés de l’avenir qui, étant organisées comme des mécaniques, n’auront pas besoin d’âme, il prépare la voie (je parle sérieusement, je crois que c’est là sa mission). À mesure que l’humanité se perfectionne, l’homme se dégrade. Quand tout ne sera plus qu’une combinaison économique d’intérêts bien contrebalancés, à quoi servira la vertu ? Quand la nature sera tellement esclave qu’elle aura perdu ses formes originales, où sera la plastique ? etc. En attendant, nous allons passer dans un bon état opaque. Ce qui me divertit là dedans, ce sont les gens de lettres qui croyaient voir revenir Louis XIV, César, etc., à une époque où l’on s’occuperait d’art, c’est-à-dire de ces messieurs. L’intelligence allait fleurir dans un petit parterre anodin soigneusement ratissé par Monsieur le Préfet de police. Ah ! Dieu merci, ce qui en reste n’a pas la vie dure. Ces bons journaux, on va donc les supprimer. C’est dommage, ils étaient si indépendants et si libéraux, si désintéressés ! On s’est moqué du droit divin et on l’a abattu ; puis on a exalté le peuple, le suffrage universel, et enfin ç’a été l’ordre. Il faut qu’on ait la conviction que tout cela est aussi bête, usé, vide que le panache blanc d’Henri IV et le chêne de saint Louis. Mort aux mythes ! Quant à ce fameux mot : « Que ferez-vous ensuite ? Que mettrez-vous à la place ? », il me paraît inepte et immoral, tout ensemble. Inepte, car c’est croire que le soleil ne luira plus parce que les chandelles seront éteintes ; immoral, car c’est calmer l’injustice avec le cataplasme de la peur. Et dire que tout cela vient de la littérature pourtant ! Songer que la plus mauvaise partie de 93 vient du latin ! La rage du discours de rhétorique et la manie de reproduire des types antiques (mal compris) ont poussé des natures médiocres à des excès qui l’étaient peu. Maintenant nous allons retourner aux petits amusements des anciens jésuites, à l’acrostiche, aux poèmes sur le café ou le jeu d’échecs, aux choses ingénieuses, au suicide. Je connais un élève de l’École normale qui m’a dit que l’on avait puni un de ses camarades (qui doit sortir dans six mois professeur de rhétorique) comme coupable d’avoir lu la Nouvelle Héloïse, qui est un mauvais livre. Je suis fâché de ne pas savoir ce qui se passera dans deux cents ans, mais je ne voudrais pas naître maintenant et être élevé dans une si fétide époque.

Envoie-moi, si tu veux, de l’eau Taburel ; mais c’est de l’argent perdu. Le docteur Valerand, qui est chauve, est un homme d’une foi robuste et, de plus, un fier âne. Rien ne peut faire repousser les cheveux (pas plus qu’un bras amputé !).

Je travaille un peu mieux ; à la fin de ce mois j’espère avoir fait mon auberge[3]. L’action se passe en trois heures. J’aurai été plus de deux mois. Quoi qu’il en soit, je commence à m’y reconnaître un peu ; mais je perds un temps incalculable, écrivant quelquefois des pages entières que je supprime ensuite complètement, sans pitié, comme nuisant au mouvement. Pour ce passage-là, en effet, il faut en composant que j’en embrasse du même coup d’œil une quarantaine au moins. Une fois sorti de là et dans trois ou quatre mois environ, quand mon action sera bien nouée, ça ira. La troisième partie devra être enlevée et écrite d’un seul trait de plume. J’y pense souvent et c’est là, je crois, que sera tout l’effet du livre. Mais il faut tant se méfier des endroits qui semblent beaux d’avance ! Quand nous [nous] verrons, à Mantes, dans un petit mois, fais-moi penser à te parler de l’Acropole[4] et comment je comprends le sujet.

Il y a dans le dernier numéro de la Revue de Paris une pièce de Bouilhet que tu ne connais pas, adressée à Rachel, putain (passez-moi le mot) de la connaissance du poète, et qui lui a beaucoup servi autrefois de toutes façons. La mère Roger avait-elle lu cette pièce ? Et sa misanthropie, peut-être, venait d’[être] renforcée par la lecture de la susdite pièce, qui sent son cru.

Adieu, chère Louise ; adieu, chère femme, je t’embrasse avec toutes sortes de baisers.

À toi, ton G.


  1. Lettre de Victor Hugo.
  2. Réception grandiose du Prince Président à Strasbourg.
  3. Voir Madame Bovary, p. 109.
  4. L’Acropole d’Athènes, sujet proposé par l’Académie Française au concours de poésie pour l’année 1853. Voir Correspondance, II, p. 350.