Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0348

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Louis Conard (Volume 3p. 43-46).

348. À LA MÊME.
[Croisset] Mardi soir [26 octobre 1852].

Je m’attendais à avoir un mot de toi ce matin pour me dire que ta fièvre était passée. Comment vas-tu ? Sans prendre tout de suite, comme toi, des inquiétudes exagérées, je voudrais bien savoir si tu n’es pas malade.

Ce ne sera pas au commencement de la semaine prochaine que nous nous verrons, mais vers la fin ou le commencement de l’autre. Je suis si long à me remettre à la besogne, après chaque temps d’arrêt, que je veux m’être taillé un peu de besogne pour mon retour et ne pas perdre ensuite un temps considérable à rechercher les idées que j’ai maintenant. J’écris maintenant d’esquisse en esquisse ; c’est le moyen de ne pas perdre tout à fait le fil, dans une machine si compliquée sous son apparence simple. J’ai lu à B[ouilhet], dimanche, les vingt-sept pages (à peu près finies) qui sont l’ouvrage de deux grands mois. Il n’en a point été mécontent et c’est beaucoup, car je craignais que ce ne fût exécrable. Je n’y comprenais presque plus rien moi-même, et puis la matière était tellement ingrate pour les effets de style ! C’est peut-être s’en être bien tiré que de l’avoir rendue passable. Je vais entrer maintenant dans des choses plus amusantes à faire. Il me faut encore quarante à cinquante pages avant d’être en plein adultère. Alors on s’en donnera, et elle s’en donnera, ma petite femme !

J’ai fait redemander mes notes sur la Grèce ainsi qu’un excellent itinéraire que j’avais prêtés à Chéruel (professeur à l’École normale). Je t’apporterai cela, ça pourra te servir pour l’Acropole. Il y a moyen, sur ce sujet, de faire de beaux vers.

Quel temps ! Quelle pluie ! Et quel vent ! Les feuilles jaunes passent sous mes fenêtres avec furie. Mais, chose étrange, toutes les nuits sont plus calmes. Entre moi et le paysage qui m’entoure, il y a concordance de tempérament. La sérénité, à tous deux, nous revient avec la nuit. Dès que le jour tombe, il me semble que je me réveille. Je suis loin d’être l’homme de la nature, qui se lève au soleil, s’endort comme les poules, boit l’eau des torrents, etc. Il me faut une vie factice et des milieux en tout extraordinaires. Ce n’est point un vice d’esprit, mais toute une constitution de l’homme. Reste à savoir, après tout, si ce que l’on appelle le factice n’est pas une autre nature. L’anormalité est aussi légitime que la règle.

Je viens de finir le Périclès de Shakespeare. C’est atrocement difficile et prodigieusement gaillard. Il y a des scènes de bordel où ces dames et ces messieurs parlent un langage peu académique ; c’est agréablement bourré de plaisanteries obscènes. Mais quel homme c’était ! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits à côté et paraissent légers surtout. Lui, il avait les deux éléments, imagination et observation, et toujours large ! toujours ! « Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. » C’est bien là le cas de le dire. Il me semble que, si je voyais Shakespeare en personne, je crèverais de peur.

Je vais me mettre, quand je t’aurai vue, à Sophocle, que je veux savoir par cœur. La bibliothèque d’un écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources qu’il faut relire tous les jours. Quant aux autres, il est bon de les connaître et puis c’est tout. Mais c’est qu’il y a tant de manières différentes de lire, et cela demande aussi tant d’esprit que de bien lire !

Ah ! enfin, dans quelques jours nous nous verrons donc ; il me semble que je t’embrasserai de bien bon cœur et que cela nous sera bon, pauvre chère Louise.

Si ce temps continue, nous ne pourrons guère sortir de notre chambre. Tant mieux, nous aurons différentes et nombreuses choses à y dire (et à y faire ?).

Adieu, mille baisers sur tes beaux yeux. À toi.