Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0352

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Louis Conard (Volume 3p. 51-55).

352. À LA MÊME.
[Croisset] Lundi soir [22 novembre 1852].

De suite, pendant que j’y pense (car depuis trois jours j’ai peur de l’oublier), ma petite dissertation grammaticale à propos de saisir. Il y a deux verbes : saisir signifie prendre tout d’un coup, empoigner, et se saisir de veut dire s’emparer, se rendre maître. Dans l’exemple que tu me cites « le renard s’en saisit », ça veut dire le renard s’en empare, en fait son profit ; il y a donc avec le pronom, tout ensemble, idée d’accaparement et de vitesse (ainsi avec le pronom le verbe comporterait toujours une idée d’utilité ultérieure). Mais saisir s’emploie tout seul pour dire prendre. Exemple : « Saisissez-vous de cette anguille-là ; je ne peux la saisir, elle me glisse des mains. » Je ne me rappelle point tes deux vers, chère muse ; mais il y a, il me semble, quelque chose comme cette tournure : se saisissait des brins de paille… ce qui est lent d’ailleurs et impropre, comme tu vois.

J’attends la Paysanne avec impatience, mais ne te presse point, prends tout ton temps. Ce sera bon. Tous les perruquiers sont d’accord à dire que plus les chevelures sont peignées, plus elles sont luisantes. Il en est de même du style, la correction fait son éclat. J’ai relu hier, à cause de toi, la Pente de la Rêverie. Eh bien, je ne suis pas de ton avis. Ça a une grande allure, mais c’est mou, un peu, et peut-être le sujet même échappait-il aux vers ? Tout ne se peut pas dire ; l’Art est borné, si l’idée ne l’est pas. En fait de métaphysique surtout, la plume ne va pas loin, car la force plastique défaille toujours à rendre ce qui n’est pas très net dans l’esprit. Je vais lire l’Oncle Tom en anglais. J’ai, je l’avoue, un préjugé défavorable à son endroit. Le mérite littéraire seul ne donne pas de ces succès-là. On va loin comme réussite, lorsque à un certain talent de mise en scène et à la facilité de parler la langue de tout le monde on joint l’art de s’adresser aux passions du jour, aux questions du moment. Sais-tu ce qui se vend annuellement le plus ? Faublas et l’Amour conjugal, deux productions ineptes. Si Tacite revenait au monde, il ne se vendrait pas autant que M. Thiers. Le public respecte les bustes, mais les adore peu. On a pour eux une admiration de convention et puis c’est tout. Le bourgeois (c’est-à-dire l’humanité entière maintenant, y compris le peuple) se conduit envers les classiques comme envers la religion : il sait qu’ils sont, serait fâché qu’ils ne fussent pas, comprend qu’ils ont une certaine utilité très éloignée, mais il n’en use nullement et ça l’embête beaucoup, voilà.

J’ai fait prendre au cabinet de lecture la Chartreuse de Parme et je la lirai avec soin. Je connais Rouge et Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis ; mais c’est encore une drôle de caste que celle des gens de goût : ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C’est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme d’admiration devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d’être obscurs. Quant à Beyle, je n’ai rien compris à l’enthousiasme de Balzac pour un semblable écrivain, après avoir lu Rouge et Noir. En fait de lectures, je ne dé-lis pas Rabelais et Don Quichotte, le dimanche, avec Bouilhet. Quels écrasants livres ! Ils grandissent à mesure qu’on les contemple, comme les Pyramides, et on finit presque par avoir peur. Ce qu’il y a de prodigieux dans Don Quichotte, c’est l’absence d’art et cette perpétuelle fusion de l’illusion et de la réalité qui en fait un livre si comique et si poétique. Quels nains que tous les autres à côté ! Comme on se sent petit, mon Dieu ! comme on se sent petit !

Je ne travaille pas mal, c’est-à-dire avec assez de cœur ; mais c’est difficile d’exprimer bien ce qu’on n’a jamais senti : il faut de longues préparations et se creuser la cervelle diablement afin de ne pas dépasser la limite et de l’atteindre tout en même temps. L’enchaînement des sentiments me donne un mal de chien, et tout dépend de là dans ce roman ; car je maintiens qu’on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu’avec des faits, mais il faut pour ça qu’elles découlent l’une de l’autre comme de cascade en cascade, et qu’elles entraînent ainsi le lecteur au milieu du frémissement des phrases et du bouillonnement des métaphores. Quand nous nous reverrons, j’aurai fait un grand pas, je serai en plein amour, en plein sujet, et le sort du bouquin sera décidé ; mais je crois que je passe maintenant un défilé dangereux. J’ai ainsi, parmi les haltes de mon travail, ta belle et bonne figure au bout, comme des temps de repos. Notre amour, par là, est une espèce de signet que je place d’avance entre les pages, et je rêve d’y être arrivé de toutes façons.

Pourquoi ai-je sur ce livre des inquiétudes comme je n’en ai jamais eu sur d’autres ? Est-ce parce qu’il n’est pas dans ma voie naturelle et pour moi, au contraire, tout en art, en ruses ? Ce m’aura toujours été une gymnastique furieuse et longue. Un jour, ensuite, que j’aurai un sujet à moi, un plan de mes entrailles, tu verras, tu verras ! J’ai fini aujourd’hui Perse ; je vais de suite le relire et prendre des notes. Tu dois être à l’Âne d’or, maintenant ; j’attends tes impressions.

Sais-tu (entre nous) que l’ami Bouilhet m’a l’air un peu troublé par la mère Roger ? Je crois qu’il tourne au tendre et que le drame s’en ressent. Les passions sont bonnes, mais pas trop n’en faut ; ça fait perdre bien du temps. Comment donc le sieur Houssaye (qui s’appelle de son nom Housset, mais je trouve l’Y sublime) est-il son ami ? Est-ce que ?… Oh !

Ne t’occupe de rien que de toi. Laissons l’Empire marcher, fermons notre porte, montons au plus haut de notre tour d’ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel. Il y fait froid quelquefois, n’est-ce pas ? Mais qu’importe ! On voit les étoiles briller clair et l’on n’entend plus les dindons.

Adieu, voilà deux heures du matin. Comme je voudrais être dans un an d’ici !

Encore adieu, mille tendresses. Je fais tout à l’entour de ton col un collier de baisers.

À toi.