Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0355

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Louis Conard (Volume 3p. 62-65).

355. À LA MÊME.
Samedi, 1 heure, 11 décembre 1852.

Je commence par te dévorer de baisers, dans la joie qui me transporte. Ta lettre de ce matin m’a enlevé de dessus le cœur un terrible poids. Il était temps. Hier, je n’ai pu travailler de toute la journée… À chaque mouvement que je faisais (ceci est textuel), la cervelle me sautait dans le crâne et j’ai été obligé de me coucher à 11 heures. J’avais la fièvre et un accablement général. Voici trois semaines que je souffrais horriblement d’appréhensions : je ne dépensais pas à toi d’une minute, mais d’une façon peu agréable. Oh oui, cette idée me torturait ; j’en ai eu des chandelles devant les yeux deux ou trois fois, jeudi entr’autres. Il faudrait tout un livre pour développer d’une manière compréhensible mon sentiment à cet égard. L’idée de donner le jour à quelqu’un me fait horreur. Je me maudirais si j’étais père. Un fils de moi ! Oh non, non, non ! Que toute ma chair périsse et que je ne transmette à personne l’embêtement et les ignominies de l’existence !

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J’avais aussi une idée superstitieuse : c’est demain que j’ai 31 ans. Je viens donc de passer cette fatale année de la trentaine qui classe un homme. C’est l’âge où l’on se dessine pour l’avenir, où l’on se range ; on se marie, on prend un métier. À 30 ans il y a peu de gens qui ne deviennent bourgeois. Or, cette paternité me faisait rentrer dans les conditions ordinaires de la vie. Ma virginité, par rapport au monde, se trouvait anéantie et cela m’enfonçait dans le gouffre des misères communes. Eh bien, aujourd’hui, la sérénité déborde de moi. Je me sens calme et radieux. Voilà toute ma jeunesse passée sans une tache ni une faiblesse. Depuis mon enfance jusqu’à l’heure présente ce n’est qu’une grande ligne droite. Et comme je n’ai rien sacrifié aux passions, que je n’ai jamais dit : il faut que jeunesse se passe, jeunesse ne se passera pas. Je suis encore tout plein de fraîcheur, comme un printemps. J’ai, en moi, un grand fleuve qui coule, quelque chose qui bouillonne sans cesse et qui ne tarit point. Style et muscles, tout est souple encore et, si les cheveux me tombent du front, je crois que mes plumes n’ont encore rien perdu de leur crinière. Encore un an, ma pauvre chère Louise, ma bonne femme aimée, et nous passerons de longs jours ensemble.

Pourquoi désirais-tu ce lien ? Oh non, tu n’as [pas] besoin, pour plaire, de rentrer dans les conditions de la femme et je t’aime au contraire parce que tu es très peu une femme, que tu n’en as ni les hypocrisies mondaines, ni la faiblesse de l’esprit. Ne sens-tu pas qu’il y a entre nous deux une attache supérieure à celle de la chair et indépendante même de la tendresse amoureuse ? Ne me gâte rien à ce qui est. On est toujours puni de sortir de sa route. Restons donc dans notre sentier à part, à nous, pour nous. Moins les sentiments tournent au monde et moins ils ont quelque chose de sa fragilité ! Le temps ne fera rien sur mon amour parce que ce n’est pas un amour comme un amour doit être, et je vais même te dire un mot qui va te sembler étrange. Il ne me semble pas que tu sois ma maîtresse. Jamais cette appellation banale ne me vient dans la tête quand je pense à toi. Tu te trouves en moi à une place spéciale et qui n’a été occupée par personne. Toi absente, elle resterait vide, et pourtant ma chair aime la tienne et, quand je me regarde nu, il me semble même que chaque pore de ma peau bâille après la tienne, et avec quelles délices je t’embrasse !

Je ne suis pas en train de causer littérature ; je ne fais que me remettre de ma longue inquiétude et mon cœur se dilate. Je respire, il fait beau, le soleil brille sur la rivière, un brick passe maintenant toutes voiles déployées ; ma fenêtre est ouverte et mon feu brûle.

Adieu, je t’aime plus que jamais et je t’embrasse à t’étouffer, pour mon anniversaire.

Adieu, chère amour, mille tendresses. Encore à toi.