Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0363
Pourquoi, chère Muse, m’as-tu de suite renvoyé la Paysanne sans y avoir fait les dernières corrections ? Je ne me plains pas de tout le temps que j’y ai passé, mais tu m’as fait te répéter plusieurs fois les mêmes choses, auxquelles il eût été plus simple de remédier dès l’abord.
Quoi qu’il en soit, ton œuvre est bonne. Je l’ai lue à ma mère qui en a été tout attendrie. À l’avenir seulement ne choisis plus ce mètre. C’est peut-être un goût particulier, mais je le trouve peu musical, de soi-même. Tout ce que j’en pense de bien je te l’ai déjà dit et te le redirai. C’est parfaitement composé, simple et poétique à la fois, deux qualités presque contradictoires ; il y a là dedans un grand fond. Quantité de vers naïfs et une inspiration soutenue d’un bout à l’autre. Où est la force, c’est d’avoir tiré d’un sujet commun une histoire touchante et pas canaille. Seulement, pour l’amour de Dieu, ou plutôt pour l’amour de l’Art, fais encore attention et change moi quelqu’un de ces passages, les seuls auxquels je trouve à redire (voir mes avis précédents) :
1o Plombait[1], qui j’en suis sûr est mauvais ;
2o La douleur est d’airain ;
3o Les fers qui s’attachent à des ailes, au milieu des ruines de l’âme. Le passage peut du reste se passer de ces quatre vers et s’arrêter à « Perdue en toi commence à se tarir » ;
4o Enfin, et surtout le Christ qu’il faut retrancher. Cela donne un caractère couillon, néo-catholique, à ton œuvre, et abîme tes parfums.
Pas de Christ, pas de religion, pas de patrie ; soyons humains. Et puis c’est peut-être le seul endroit de ton œuvre qui choquera. Je sais bien qu’il y a âme du pauvre, mais le lecteur n’y verra pas moins que le Christ doit recueillir surtout les âmes des filles qui font des enfants. Le reste passera.
5o de tes grands feux de branches d’olivier.
Quant à vouloir publier ce conte comme étant d’un homme, c’est impossible puisque, à deux places, parlant des femmes, tu dis nous. Passages très bons, très à leur place et auxquels il ne faut rien changer. Publie donc cela franchement et avec ton nom, puisque c’est de beaucoup ta meilleure œuvre. Quant à la Revue des Deux-Mondes, à part l’avantage immédiat d’être lu, je n’en vois pas d’autre, n’ayant pas, en réserve, d’autres publications qui puissent suivre celle-là de suite. Au reste, peu importe ; publie-le séparément après qu’il sera paru dans un journal, et je serais fort étonné si ce conte n’avait un grand succès. On en fera des illustrations, ça deviendra populaire, tu verras. C’est bon, et ça restera. C’est pourquoi, je t’en supplie encore une fois, enlève les quelques taches qui subsistent afin qu’on n’ait rien à y reprendre.
À la fin de la semaine prochaine je serai avec toi. Ma prochaine lettre, chère amie, te dira le jour précis de mon arrivée. Bouilhet, je pense, viendra avec moi. Je ne l’ai pas vu aujourd’hui et je l’attends en ce moment. Je ne clorai ma lettre qu’après que nous aurons relu ensemble ton manuscrit et te dirai ses dernières observations, si elles sont différentes des miennes.
Au commencement, au lieu de pointaient, perçaient, et à squelette tu peux mettre saillit.
Machinal et machinalement, près l’un de l’autre.
Le vieux château baigné dans le soleil
Illuminant ses deux tours dans la mer
Voilà. Ma prochaine lettre sera plus longue.
Adieu, pauvre chère Muse aimée, je t’embrasse partout. À toi.
P.-S. Bouilhet est au contraire d’avis que tu dois faire tout ton possible pour rentrer à la Revue des Deux-Mondes. Quant à signer d’un nom d’homme, c’est impossible à cause du motif ci-dessus. Mais tu peux en trouver un de femme, ou hermaphrodite, ce qui vaudrait mieux. Nous allons (sic) chercher l’épigraphe et, comme Lawrence, nous n’avons trouvé aucune épigraphe. Bouilhet t’en cherchera et te l’enverra, s’il en trouve.