Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0367

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Louis Conard (Volume 3p. 99-102).

367. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, minuit [23 février 1853].

Enfin ! me revoilà à peu près dans mon assiette ! J’ai griffonné dix pages, d’où il en est résulté deux et demie. J’en ai préparé quelques autres. Ça va aller, j’espère. Et toi, pauvre bonne Muse, où en es-tu ? Je te vois piochant ton Acropole avec rage et j’attends le premier jet d’ici à peu de jours. Soigne bien les vers : au point où tu en es maintenant tu ne dois pas te permettre un seul vers faible. Je ne sais ce qu’il en sera de ma Bovary, mais il me semble qu’il n’y aura pas une phrase molle. C’est déjà beaucoup. Le génie, c’est Dieu qui le donne ; mais le talent nous regarde. Avec un esprit droit, l’amour de la chose et une patience soutenue, on arrive à en avoir. La correction (je l’entends dans le plus haut sens du mot) fait à la pensée ce que l’eau de Styx faisait au corps d’Achille : elle la rend invulnérable et indestructible. Plus je pense à cette Acropole et plus il me semble qu’il y aurait à la fin une engueulade aux Barbares superbe. Cela rentrerait dans l’esprit de la pièce et m’en paraît même le complément. Je vais tâcher d’être clair. Après tes Panathénées, ton tableau de la Grèce, vivant, animé, et avoir bien marqué que cela n’existe plus, je dirais… « et puis les Barbares sont venus (pas de description de l’invasion, mais plutôt l’effet en résultant) ; ils ont cassé, profité, fait des meules de moulin avec les piédestaux de tes statues… ils ont chauffé leurs pieds nus à ton olivier qui brûlait, ô Minerve, et dans des langues barbares accusé tes dieux, ô Homère… » Il faudrait faire la confusion soutenue des deux espèces de Barbares, et cela très large, à la fois lyrique et satirique. Ça ne sortirait pas du lieu même de l’Acropole. Les diverses ruines et constructions modernes te serviraient de comparaisons et de points de rappel. Et ce mouvement t’amènerait naturellement à ton trait final : nous cherchons maintenant parmi ces débris les vestiges du Beau.

Réfléchis à cela ; il me semble qu’il y a là beaucoup. Cette idée plairait au côté classique de l’Académie et pourrait d’ailleurs être en elle-même une fort belle chose.

La Sylphide, comme dit Babinet, a écrit deux lettres charmantes. Bouilhet a répondu quelques lignes à la dernière, pour lui dire qu’elle le laisse tranquille et qu’il ne veut plus entendre parler d’elle. Il m’a l’air très calme et décidé, mais un vieux psychologue comme moi pense que ce n’est pas là une fin. Ils se reverront d’une façon ou d’une autre et se baiseront, ou je serais fort étonné. Elle a dû être vexée de son dernier billet. Y répondra-t-elle ? Elle garderait le silence si elle avait un peu d’orgueil. Mais c’est une infâme coquette, et elle voudra l’astiquer encore. Alors, la correspondance se rengagerait sur un pied purement littéraire ? Mais la littérature mène loin, et les transitions vous font glisser, sans qu’on s’en doute, des hauteurs du ciel aux profondeurs du c… Problème ! pensée ! comme dirait le grand Hugo.

Nous avons ici, depuis lundi, une vieille dame, amie de ma mère (femme d’un ancien consul en Orient), avec sa fille. Leur fils, qui est un de mes camarades de collège, est dans ce moment à Sainte-Pélagie pour un an (et de plus 500 francs d’amende) pour avoir distribué des exemplaires de Napoléon-le-Petit — avis — et personne n’en sait rien.

J’ai demain à déjeuner un jeune homme[1] que Bouilhet m’a amené dimanche. Je l’avais connu enfant, lorsqu’il avait sept à dix ans. Son père, magistrat inepte, en faisait un perroquet et le poussait aux bonnes études. Mais malgré tous ses soins, il n’est point devenu crétin (ce qui désole le père) et il a pris en goût sérieux la littérature. Il est hugotique, rouge, etc. De là désolation de la famille, blâme de tous les concitoyens, mépris du bourgeois. Il désirait depuis longtemps faire ma connaissance. Je l’ai reçu carrément et dans tout le déshabillé franc de ma pensée. C’est ce qu’il faut faire aux gens qui viennent nous flairer par curiosité. S’ils sont choqués, ils ne reviennent plus ; et s’ils vous aiment, c’est qu’ils vous connaissent.

Quant à lui, il m’a paru être un assez intelligent garçon, mais sans âpreté, sans cette suite dans les idées qui seule mène à un but et fait faire les œuvres. Il donne dans les théories, les symbolismes, Micheletteries, Quinetteries (j’y ai été aussi, je les connais), études comparées des langues, plans gigantesques et charabias un peu vides. Mais en somme on peut causer avec lui pendant quelques heures ; or la graine est rare de ceux-là. Il habite Paris, a une vingtaine de mille francs de rente et va s’en aller en Amérique et de là aux Indes, pour son plaisir. Il veut aussi écrire une histoire grecque, voir la Grèce. Voilà bien des volontés, qui marquent peut-être absence de volonté. Dans quelle époque de diffusion nous sommes ! L’esprit autrefois était un soleil solitaire ; tout autour de lui il y avait le ciel vide. Son disque maintenant, comme par un soir d’hiver, semble avoir pâli et il illumine toute la brume humaine de sa clarté confuse.

Je m’en vais relire Montaigne en entier. C’est une bonne causerie, le soir avant de s’endormir. Comment vas-tu ? Il me semble qu’il y a six mois que je t’ai quittée. Comme nous serons à nous à Mantes ! Mais ne pensons pas à cela. Travaillons. Moi je ne veux plus regarder en avant. La longueur de ma B[ovary] m’épouvante à me décourager. « Qu’est-ce que ton devoir ? dit Goethe ; l’exigence de chaque jour ». Ne sortons pas de là.

Adieu, mille baisers sur tes lèvres de muse.

À toi, ton G. F.


  1. Eugène Crépet.