Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0387

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Louis Conard (Volume 3p. 185-190).

387. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure.
[30 avril-1er mai 1853].

Tu me reverras avec une dent de moins, chère amie. Il a fallu hier en passer par là. Je m’étais réveillé avec des douleurs atroces à 4 heures. Ma molaire qui n’était pas « d’une entière blancheur », comme dit Bilboquet, était sautée ; mais la pareille, de l’autre côté, m’a fait encore plus souffrir après et il s’est déclaré un abcès qui m’a donné, toute cette nuit, une fièvre atroce. J’en ai encore les genoux en bouillie. À 9 heures du matin je suis donc retourné à Rouen pour me faire ouvrir cet abcès. Tout cet après-midi j’ai dormi sur mon divan. Ce soir je vais mieux, mais j’ai grand’peine à manger. Le pis de tout cela, c’est que voilà deux jours d’entièrement perdus pour le travail, car, hier au soir, je n’ai pu guère travailler (quoique j’aie fait une phrase sur les étoiles) et, ce soir, j’ai eu la surprise de la visite de Bouilhet qui avait appris mes douleurs et est venu me voir un jour plus tôt. Il m’a apporté la Paysanne. Cette publication est plus jolie extérieurement que je ne m’y attendais ; elle a une bonne figure. Tu verras, ça réussira.

Bouilhet m’a aussi apporté les vers de l’Anglaise, un autre volume du sieur Baillet, et les autographes que tu lui as envoyés. Tout cela est monstrueusement pitoyable. C’est plus que médiocre, ta jeune Anglaise ! Quel vide ! et quelle pose ! ces épigraphes en hébreu ! en grec ! et quels vers plats et avec de faux chics de Casimir Delavigne ! Vois comme tout ce qu’il y a de médiocre en littérature par les deux bouts, soit le canaille ou bien le vide, se tourne invariablement vers Béranger ou Lamartine. Dieu ! comme je suis dégoûté des poètes ouvriers ! et des ouvriers ! Dans la lettre de ce bon Baillet, il s’emporte justement contre la seule chose qui rachète l’ouvrier et le colore, le cynisme, et il est malgré cela content d’être ouvrier ! Quel amour de la crasse pour la crasse !

Reçois mes compliments pour la manière dont tu as reçu le sieur Villemain. Tu t’es bien conduite. Il n’y avait que cela à dire. Et sois sûre que tu l’as humilié de toutes façons. C’est ce qu’il fallait faire. Il y a une chose qui m’a semblé très farce dans tout ce qu’il t’a dit, à savoir, l’aveu qu’il travaillait pour la postérité (il est temps qu’il s’y prenne). Ah ! la postérité n’est pas faite pour ceux qui ont été ministres, grands maîtres de l’Université, pairs de France, députés, professeurs, etc., etc. La postérité ! Ce pauvre vieux ! Est-ce son Cours de littérature ? son Lascaris ? ses Portraits ? ses Discours ? Mais lis-en donc, du Villemain. Ses plus belles pages (!) ne dépassent pas la portée d’un article de journal, et à part une certaine correction grammaticale (et qui n’a rien à démêler avec la vraie correction esthétique), la forme est complètement nulle, oui, nulle. Quant à de l’érudition, aucune. Mais d’ingénieux aperçus en masse, comme ceux-ci à propos de l’accusation de fratricide portée contre M.-J. Chénier : « Non, c’est une calomnie, j’en jure par le cœur de leur mère » ; ou bien en parlant de la Pucelle : « Le poème qu’il ne faut pas nommer » ; ou encore de Gibbon : « Et il resta muet et ministériel. » Toutes ces belles phrases sont accompagnées, dans les volumes où on les trouve, d’autres phrases imprimées en italiques et ainsi conçues : « Longs applaudissements de l’auditoire, vive émotion », etc. J’ai passé ma jeunesse à lire tous ces drôles, je les connais ; j’ai frappé depuis longtemps sur les poitrines en tôle de tous ces bustes, et je sais à la place du cœur le vide qu’il y a. Tout ce que j’apprends de leurs actions me paraît donc le corollaire de leurs œuvres. À la fin de ma troisième, à quinze ans, j’ai lu son Cours de littérature du moyen âge. J’étais à cet âge en état de l’écrire moi-même, ayant lu les ouvrages de Sismondi et de Fauriel sur les littératures du midi de l’Europe, qui sont les deux sources uniques où ce bon Villemain ait puisé ; les extraits cités dans ces livres sont les mêmes extraits cités dans le sien, etc. ! Et voilà les crétins qu’on nous pose toujours devant les yeux comme des gens forts ! Mais forts en quoi ? Il n’y a du reste que dans notre siècle où l’on soit arrivé ainsi à se faire des réputations avec des œuvres nulles ou absentes. Le chef de tous ces grands hommes-là était le père Royer-Collard, qui n’avait jamais écrit que quatre-vingts pages en toute sa vie, la préface des œuvres de Reid. Je crois que Villemain sait bien le latin, si tant est qu’on puisse comprendre toute la portée d’un mot quand on n’a pas le sens poétique, et qu’il sait faire des vers latins, du grec médiocrement, un tout petit peu d’histoire, beaucoup d’anecdotes, avec cela de l’esprit de société et la réputation d’habile homme : voilà son bagage. Quant à être, je ne dis pas des écrivains, mais même des littérateurs, non, non ! Il leur manque la première condition, le goût ou l’amour, ce qui est tout un.

Tu me dis : « Nous finirons pas valoir mieux qu’eux comme talent. » Ah ! ceci m’ébouriffe, car je crois que c’est déjà fait, et je pense que Villemain peut s’atteler le reste de ses jours avant d’écrire une seule page de la Bovary, une seule strophe de Melaenis, un seul paragraphe de la Paysanne. « Que je sois jamais de l’Académie (comme dit Marcillac, l’artiste romantique de Gerfault), si j’arrive au diapason de pareils ânes ! » C’est bien beau, l’idée qui a frappé l’Académie dans le numéro 26 : « Le poète sur les ruines d’Athènes et évoquant le passé, le faisant revivre ! » Est-ce Volney ! et rococo ! Comment un homme peut-il rapporter de semblables bêtises sans en rire le premier ? Comment ne pas sentir que c’était là la manière la plus vulgaire, la plus usée (et la moins vraie) de prendre le sujet ? Si mon pharmacien avait concouru pour l’Acropole, il est certain que c’eût été là son plan.

Et l’aplomb de ces messieurs-là ! Sont-ils piètres, contents d’eux, sûrs de leur jugement ! Ce pauvre Delisle qui va leur présenter son livre ! Non, tout cela m’indigne trop. Je suis gorgé de l’humanité en général et des gens de lettres en particulier, comme si j’avais avalé cent livres de suif.

J’aurais bien voulu être là quand le Philosophe a dit : « Les Ronsards qui vous conseillent », pour voir son ton. À qui ça s’adressait-il ? à propos de quoi ? Comment ? Il a dit cela sans doute comme une injure, ce bon Cousin ! Les Ronsards qui vous conseillent ! les Homères de vos amis ! Charmant ! charmant ! Et en voilà un aussi qui passe pour un homme de goût, un classique.

J’ai eu aujourd’hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a vingt-cinq ans et est Française, ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France, qu’il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l’intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile. C’est comme cette femme qu’il faut être.

Hier, en allant me faire arracher ma dent, j’ai passé sur la place du Vieux-marché, où l’on exécutait autrefois, et en analysant l’émotion caponne que j’avais au fond de moi, je me disais que d’autres à la même place en avaient eu de pires, et de même nature pourtant ! L’attente d’un événement qui vous fait peur ! Cela m’a rappelé que, tout enfant, à six ou sept ans, en revenant de l’école, j’avais vu là une fois la guillotine qui venait de servir. Il y avait du sang frais sur les pavés et on défaisait le panier. J’ai rêvé cette nuit la guillotine ; chose étrange, ma petite nièce a rêvé aussi la guillotine cette nuit. La pensée est donc un fluide, et qui découle des pentes plus hautes sur les plus basses ?… Qui est-ce qui a jamais étudié tout cela scientifiquement, posément ? Il faudrait un grand poète, ayant à son service une grande science, et tout cela en la possession d’un très honnête homme.

Ma prochaine te dira le jour certain de notre entrevue. Ce sera probablement de mardi prochain en huit jours ; mais s’il me survient de la fluxion ou quelque reprise de mal de dent, ce à quoi je m’attends, notre voyage se trouverait peut-être retardé deux ou trois jours. Quoi qu’il en soit, je serais bien étonné si l’autre semaine se passait sans que nous ne nous vissions. Adieu, bonne chère Muse, merci de ta dédicace ; elle n’est pas vraie pourtant. Adieu, mille baisers, à toi.

Ton G.

Bouilhet m’a chargé de te dire avant de s’aller coucher qu’il avait été pressé par le temps et n’avait pu t’écrire plus longuement.