Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0394

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Louis Conard (Volume 3p. 211-219).

394. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mercredi, minuit [1er  juin 1853].

Je viens d’écrire au grand homme (la lettre partira après-demain au plus tard), ce qui n’était pas aisé à cause de la mesure que je voulais tenir. Il a fait trop de canailleries pour que je puisse lui exprimer une admiration sans réserve (ses encouragements à des médiocrités, l’Académie, son ambition politique, etc.). Et d’autre part il m’a causé tant de bonnes heures d’enthousiasme, il […] qu’il m’était fort difficile de me tenir juste entre la raideur et d’adulation. Je crois cependant avoir été à la fois poli et sincère (chose rare).

J’ai relu, et attentivement, tout l’Acropole trois fois. À part beaucoup de lumières, de lumineux, de rayons, d’auréoles qu’il y a dans le commencement, et le morceau des Barbares que je persiste à trouver mauvais et même inutile, c’est une forte chose, dont il n’y a pas six vers faibles. Les Panathénées m’ont ébloui ; c’est abondant et précis tout ensemble. Sois sûre que c’est bon, très bon, et qu’avec encore une semaine de travail tu fais de cela une chose achevée. Le vers est parfois superbe et il y a là un talent merveilleux à exprimer nettement, et en vers essentiellement poétiques, des idées historico-philosophiques. Écoute bien ce qui suit. Il faut prendre de suite, à ce propos, un parti et n’y plus revenir.

Veux-tu, oui ou non, reconcourir l’année prochaine ? Ta réponse : « Je verrai au mois de janvier » m’exaspère ; je t’en préviens. C’est maintenant qu’il faut se décider et prendre ses mesures d’avance, lentement et bien. Ainsi, première décision. Seconde : est-ce ce poème-là que tu veux redonner ? (L’idée du Philosophe, de redemander le manuscrit à Villemain, est excellente, et c’est ce qu’il faut faire, de quelque façon que tu te décides). Si tu veux exécuter ta vengeance (une fois le manuscrit de l’Académie détruit), il sera facile de faire l’Acropole irréprochable, je t’en réponds. Mais alors, dès que ton plan de drame sera fait, au mois de septembre je suppose, nous reverrons donc à bâtir un plan de 2e Acropole. Bouilhet, qui sera alors à Paris, t’aiderait à la confection. Réfléchis à tout cela et tâche de comprendre, chère Muse, qu’il faut toujours avoir du temps devant soi et faire de suite afin de pouvoir faire à l’aise. Ne m’objecte pas l’inspiration. Les gens comme nous, Dieu merci, doivent savoir s’en passer.

Oui, je crois au succès de ton drame. Mais, si tu le fais dans des idées heurtantes, non. Fais-le en vue du public éternel, sans allusion, sans époque, dans la plus grande généralité et il ne heurtera rien et sera plus large. Après une première réussite, tu pourras déployer tes ailes en liberté. Bouilhet est dans la même position. Les conditions de son drame le dégoûtent assez, à cause de toutes les privations qu’il faudra qu’il s’y impose. Mais il ne l’exécutera pas moins au point de vue théâtral, et pour réussir. La condition d’honnêteté, c’est le style. Voilà tout, et il faut réussir, bonne Muse, il le faut. C’est facile, ne fût-ce que pour s’imposer ensuite, impérieusement.

Le rire a empêché l’indignation ; la pitié a presque attendri ma colère.

Je regarde cet article de Villemain comme un hommage involontaire de la bêtise au génie. J’eusse douté de la Paysanne, que je suis maintenant convaincu de son excellence, car il n’a pu lui rien reprocher. Les vers qu’il cite comme mauvais sont des meilleurs, et le blâme d’immoralité, d’irréligion, couronne le tout ! C’est splendide. Ma mère a lu ces deux articles et en a été indignée ou plutôt scandalisée. Elle admire ce stoïcisme des poètes à se laisser déchirer et la force qu’il faut pour supporter tout cela. Du reste ces articles ne sont pas convaincus ; on y sent un parti pris, un dessous de cartes qui vous échappe. Plus une œuvre est bonne, plus elle attire la critique. C’est comme les puces qui se précipitent sur le linge blanc.

Voilà trois jours que je passe à faire deux corrections qui ne veulent pas venir. Toute la journée de lundi et de mardi a été prise par la recherche de deux lignes ! Je relis du Montesquieu, je viens de repasser tout Candide ; rien ne m’effraie.

Pourquoi, à mesure qu’il me semble me rapprocher des maîtres, l’art d’écrire, en soi-même, me paraît-il plus impraticable et suis-je de plus en plus dégoûté de tout ce que je produis ? Oh ! le mot de Goethe : « J’eusse peut-être été un grand poète, si la langue ne se fût montrée indomptable ! » Et c’était Goethe !

B[ouilhet] m’a lu tout ce que tu lui dis de Leconte ! Eh bien, cela m’a attristé. À part cette séparation au chemin de fer, que je sens et comprends, je n’admets pas le reste de l’histoire ni du bonhomme. Ces deux ans passés dans l’absorption complète d’un amour heureux me paraissent une chose médiocre. Les estomacs qui trouvent en la ratatouille humaine leur assouvissance ne sont pas larges. Si c’était le chagrin encore, bien ! Mais la joie ? Non ! non ! C’est long, deux ans passés sans le besoin de sortir d’ici, sans faire une phrase, sans se tourner vers la Muse. À quoi donc employer ses heures, quand les lèvres sont oisives ? À aimer ? à aimer ? Ces ivresses me surpassent et il y a là une capacité de bonheur et de paresse, quelque chose de satisfait qui me dégoûte. Ah ! poète, vous vous consolez dans la littérature. Les chastes sœurs viennent après madame et votre lyrisme n’est qu’un échauffement d’amour détourné. Mais il en est puni, ce brave garçon, la vie lui manque un peu dans ses vers, son cœur ne dépasse pas son gilet de flanelle et, restant tout entier dans sa poitrine, il n’échauffe point son style.

Et puis se plaindre, crier à la trahison, ne pas comprendre (et quand on est poète) cette suprême poésie du néant-vivant, de l’habit qui s’use, ou du sentiment qui fuit ! Tout cela est bien simple, pourtant. Je ne déclame pas contre ce bon Delisle, mais je dis qu’il me semble un peu ordinaire dans ses passions. Le vrai poète, pour moi, est un prêtre. Dès qu’il passe la soutane, il doit quitter sa famille.

Pour tenir la plume d’un bras vaillant, il faut faire comme les amazones, se brûler tout un côté du cœur.

Toi, tu es bien la meilleure femme du monde, et la plus candide nature. Ta proposition d’aller faire visite à cette dame n’avait pas le sens commun ; tu me permettras de te [le] dire. N’allais-tu pas plaider pour lui ? Et qu’aurais-tu répondu au premier mot, quand elle t’aurait répliqué : « De quoi vous mêlez-vous ? »

Il y a encore une chose qui m’a semblé légèrement bourgeoise dans ce même individu : « Je n’ai jamais pu voir une fille. »

Eh bien, je déclare que j’ai souvent pu, moi ! Et en fait de dégoût, tous ces gens dégoûtés me dégoûtent fort. Est-ce qu’il croyait qu’il ne pataugeait pas en plein dans la prostitution, quand il allait essuyer de son corps les restes du mari ? La petite dame, sans doute, en avait un troisième et, dans les bras de chacun des trois, pensait à un quatrième. Ô ironie des étreintes ! Mais n’importe ! comme elle n’avait pas de carte, ce bon Delisle pouvait la voir.

Je déclare que cette théorie-là me suffoque. Il y a de ces choses qui me font juger les hommes à première vue : 1o l’admiration de Béranger ; 2o la haine des parfums ; 3o l’amour des grosses étoffes ; 4o la barbe portée en collier ; 5o l’antipathie du bordel. Que j’en ai connu, de ces bons jeunes gens, nourrissant une sainte horreur des maisons publiques, et qui vous attrapaient, avec leurs soi-disant maîtresses, les plus belles […] du monde ! Le quartier latin est plein de cette doctrine et de ces accidents. C’est peut-être un goût pervers, mais j’aime la prostitution et pour elle-même, indépendamment de ce qu’il y a en dessous. Je n’ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées, sous la pluie, sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent l’âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. Il se trouve, en cette idée de la prostitution, un point d’intersection si complexe, luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonnement d’or, qu’en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend là tant de choses ! Et on est si triste ! Et on rêve si bien d’amour ! Ah ! faiseurs d’élégies, ce n’est pas sur des ruines qu’il faut aller appuyer votre coude, mais sur le sein de ces femmes gaies.

Oui, il manque quelque chose à celui qui ne s’est jamais réveillé dans un lit sans nom, qui n’a pas vu dormir sur son oreiller une tête qu’il ne reverra plus, et qui, sortant de là au soleil levant, n’a pas passé les ponts avec l’envie de se jeter à l’eau, tant la vie lui remontait en rots du fond du cœur à la tête. Et quand ce ne serait que le costume impudent, la tentation de la chimère, l’inconnu, le caractère maudit, la vieille poésie de la corruption et de la vénalité ! Dans les premières années que j’étais à Paris, l’été, par les grands soirs de chaleur, j’allais m’asseoir devant Tortoni et, en regardant se coucher le soleil, je regardais les filles passer. Je me dévorais, là, de poésie biblique. Je pensais à Isaïe, à la « fornication des hauts lieux » et je remontais la rue de La Harpe, en me répétant cette fin de verset : « Et son gosier est plus doux que de l’huile ». Diable m’emporte si j’ai jamais été plus chaste ! Je ne fais qu’un reproche à la prostitution, c’est que c’est un mythe. La femme entretenue a envahi la débauche, comme le journaliste la poésie ; nous nous noyons dans les demi-teintes. La courtisane n’existe pas plus que le saint ; il y a des soupeuses et des lorettes, ce qui même est encore plus fétide que la grisette.

Il m’arrive dans mon intérieur une chose triste et qui me chagrine : le père Parain tombe en enfance et par moment déraisonne complètement. Ce brave homme, dont un entrain un peu fou et juvénile faisait tout le charme, est maintenant un vieillard. Son bon naturel perce ; il pleure en parlant de nous, de moi surtout et, dans ses rabâchages c’est notre fortune, mes succès futurs, le moyen de me faire ma part, et mon éloge qui reviennent sans cesse. Cela me navre. Il croit que je vais publier dans six semaines, et dix-huit volumes d’un seul coup ! etc.

Nous n’avons pas de chance ma mère et moi. La tête finit par tourner aux gens qui nous entourent. En voilà deux (Hamard et lui) qui en pètent néanmoins, que ce soit cela ou autre chose ; sans compter Du Camp, qui n’est pas revenu de son voyage avec moi très sain non plus. Qu’ai-je donc ? Je sens bien en moi de grands tourbillons, mais je les comprime. Transpire-t-il quelque chose de tout ce qu’on ne dit pas ? Suis-je un peu fou moi-même ? Je le crois. Les affections nerveuses d’ailleurs sont contagieuses et il m’a peut-être fallu une constitution d’âme robuste, pour résister à la charge que mes nerfs battaient sur la peau d’âne de mon entendement.

Pour moi, j’ai un exutoire (comme on dit en médecine). Le papier est là, et je me soulage. Mais l’humidité de mes humeurs peut filtrer au dehors et, à la longue, faire mal. Il faut qu’il y ait quelque chose de vrai là dedans.

Pourquoi un phrénologue m’a-t-il dit que j’étais fait pour être un dompteur de bêtes féroces ? et un autre, que je devais magnétiser ? Pourquoi tous les fous et tous les crétins me suivent-ils sur les talons, comme des chiens (expérience que j’ai renouvelée plusieurs fois), etc… « Il ne vous arrivera rien de fâcheux », me dit Monsieur Jorche (drogman du consulat) à la première visite que je lui fis en arrivant à Alexandrie. — Pourquoi ? — Parce que vous avez l’œil oriental. — Comment ? — Oui, le regard drôle, ils aiment ces figures-là ».

Adieu, toi qui as le goût des fous, des crétins, des bêtes féroces et des Arabes, et qui m’aimes. Ce mot d’Arabes me fait penser au Trésor des Houris.

Je t’embrasse. Allons, ranime-toi. Tu m’as l’air bien sombre depuis quelque temps. Établis carrément le plan de ton drame et envoie-le-moi. Mille baisers encore.

Edma, dimanche dernier, n’avait pas encore répondu à la lettre des tables tournantes dont tu as lu la copie. T’aperçois-tu qu’il y a un vent de folie générale ? L’idée du Philosophe à Charenton m’a bien fait rire.

Quelle jolie fin à l’éclectisme !