Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0396

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Louis Conard (Volume 3p. 222-224).

396. À LOUISE COLET.
2 juin 1853. Jeudi soir, minuit.

Mille pardons, bonne Muse, j’ai oublié hier de te parler et de te remercier de ta pièce sur Vetheuil[1].

Quand je prends le papier avec toi, le premier mot entraîne l’autre et j’oublie souvent le plus important de ce que je voulais te dire.

Merci donc du cadeau ; il m’a fait bien plaisir. Je ne l’ai pas montré à Bouilhet dimanche. J’ai égoïstement gardé tout pour moi, et puis tu m’y dis de ces choses dont ma pudeur a à rougir.

Ce milieu, il faudra le changer pour rendre la pièce présentable aux autres. Les vers, du reste, y sont moins bons. Mais il faudrait bien peu de chose pour rendre le début superbe. J’aime beaucoup ces vers-là :

Les peupliers dans l’air, etc.
Une senteur d’encens tombait du mur glacé !

Fais-moi donc une pièce toute en vers de cette force-là !!! et tu pourras aller avec n’importe qui. Quelle drôle d’organisation tu as ! Tu parles « de force de la nature », mais ta force intellectuelle, à toi, opère par les mêmes procédés, et tu produis des navets et des oranges avec la même naïveté.

Quand tu voudras, lorsque nous nous reverrons, nous examinerons cette pièce, qui est d’un sentiment large et qu’on peut rendre belle.

Pour ton forçat, puisque tu n’y peux rien, il n’y a rien à répondre.

Quant au sieur Pascal Augé, auteur du type du jour, il m’a l’air bon. Je peux, ces vacances, si je vais à Trouville, prendre des informations sur lui, si ça t’amuse et si j’y pense.

La semaine a été mauvaise ; je suis d’un sombre funèbre, harassé, ennuyé. Ces corrections, que j’ai enfin faites, mais mal faites, m’embêtent. Il n’y a rien de pis pour moi que de corriger. J’écris si lentement que tout se tient et, quand je dérange un mot, il faut quelquefois détraquer plusieurs pages. Les répétitions sont un cauchemar et puis tout ce qui me reste encore à faire m’épouvante, quand je songe que j’en ai encore pour des mois ! Comme c’est long, c’est long !

Pour en être arrivé au point où je croyais être lors de notre dernière entrevue, il me faut encore un bon mois. Juge du reste !

Bouilhet va bien, lui. Ses Fossiles[2] seront une grande chose. Il est en progrès évident. Jamais il n’a été si crâne de forme, ni si élevé d’idées. Mais moi je ne suis pas brillant. Ce sujet bourgeois m’abrutit. Je me sens de mon Homais. Ce sera un joli tour de force, je le sais, mais j’ai peur quelquefois de m’y casser les reins, ou, du moins, il me semble qu’ils faiblissent.

Ah ! quand donc pourrai-je écrire en toute liberté un sujet Pohétique ? Car le style à moi, qui m’est naturel, c’est le style dithyrambique et enflé.

Je suis un des gueulards au désert de la vie. Adieu, ma poète chérie. Mille bons baisers et courage.

À toi. Ton G.

  1. La poésie en question a pour titre : Paysage et Amour, dans Ce qu’on rêve en aimant :

    Les peupliers dans l’air frissonnaient mollement
    Et miraient dans les eaux leur long balancement.
    Sur les grands prés fleuris en pente jusqu’aux rives,
    Les bœufs paissaient le long des ondes fugitives.

  2. Poème de Louis Bouilhet, dans Festons et Astragales.