Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0413

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 3p. 289-296).

413. À LOUISE COLET.
[Trouville] Dimanche 14, 4 heures [14 août 1853].

La pluie tombe, les voiles des barques sous mes fenêtres sont noires, des paysannes en parapluie passent, des marins crient, je m’ennuie ! Il me semble qu’il y a dix ans que je t’ai quittée. Mon existence, comme un marais dormant, est si tranquille que le moindre événement y tombant y cause des cercles innombrables, et la surface ainsi que le fond est longtemps avant de reprendre sa sérénité ! Les souvenirs que je rencontre ici à chaque pas sont comme des cailloux qui déboulent, par une pente douce, vers un grand gouffre d’amertume que je porte en moi. La vase est remuée ; toutes sortes de mélancolies, comme des crapauds interrompus dans leur sommeil, passent la tête hors de l’eau et forment une étrange musique ; j’écoute. Ah ! Comme je suis vieux, comme je suis vieux, pauvre chère Louise !

Je retrouve ici les bonnes gens que j’ai connues il y a dix ans. Ils portent les mêmes habits, les mêmes mines ; les femmes seulement sont engraissées et les hommes un peu blanchis. Cela me stupéfiait, l’immobilité de tous ces êtres ! D’autre part, on a bâti des maisons, élargi le quai, fait des rues, etc. Je viens de rentrer par une pluie battante et un ciel gris, au son de la cloche qui sonnait les vêpres. Nous avions été à Deauville (une ferme de ma mère). Comme les paysans m’embêtent, et que je suis peu fait pour être propriétaire ! Au bout de trois minutes la société de ces sauvages m’assomme. Je sens un ennui idiot m’envahir comme une marée. La chape de plomb que le Dante promet aux hypocrites n’est rien en comparaison de la lourdeur qui me pèse alors sur le crâne. Mon frère, sa femme et sa fille sont venus passer le dimanche avec nous ! Ils ramassent maintenant des coquilles, entourés de caoutchoucs, et s’amusent beaucoup. Moi aussi je m’amuse beaucoup, à l’heure des repas, car je mange énormément de matelote. Je dors une douzaine d’heures assez régulièrement toutes les nuits et dans le jour je fume passablement. Le peu de travail que je fais est de préparer le programme du cours d’histoire que je commencerai à ma nièce, une fois rentré à Croisset. Quant à la Bovary, impossible même d’y songer. Il faut que je sois chez moi pour écrire. Ma liberté d’esprit tient à mille circonstances accessoires, fort misérables, mais fort importantes. Je suis bien content de te savoir en train pour la Servante. Qu’il me tarde de voir cela !

J’ai passé hier une grande heure à regarder se baigner les dames. Quel tableau ! Quel hideux tableau ! Jadis, on se baignait ici sans distinction de sexes. Mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des filets pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose lugubre que le grotesque !). Donc hier, de la place où j’étais, debout, lorgnon sur le nez, et par un grand soleil, j’ai longuement considéré les baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu’à ce point toute notion d’élégance. Rien n’est plus pitoyable que ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces serre-tête en toile cirée ! Quelles mines ! quelles démarches ! Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine, longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. Et au milieu de tout cela des moutards à humeurs froides, pleurant, criant. Plus loin, des grand’mamans tricotant et des môsieurs à lunettes d’or, lisant le journal et, de temps à autre, entre deux lignes, savourant l’immensité avec un air d’approbation. Cela m’a donné envie tout le soir de m’enfuir de l’Europe et d’aller vivre aux îles Sandwich ou dans les forêts du Brésil. Là, du moins, les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des individualités aussi fétides.

Avant-hier, dans la forêt de Touques, à un charmant endroit près d’une fontaine, j’ai trouvé des bouts de cigares éteints avec des bribes de pâtés. On avait été là en partie ! J’ai écrit cela dans Novembre il y a onze ans ! C’était alors purement imaginé, et l’autre jour ç’a été éprouvé. Tout ce qu’on invente est vrai, sois-en sûre. La poésie est une chose aussi précise que la géométrie. L’induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain point, on ne se trompe plus quant à tout ce qui est de l’âme. Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même.

J’ai vu une chose qui m’a ému, l’autre jour, et où je n’étais pour rien. Nous avions été à une lieue d’ici, aux ruines du château de Lassay (ce château a été bâti en six semaines pour Mme Dubarry qui avait eu l’idée de venir prendre des bains de mer dans ce pays). Il n’en reste plus qu’un escalier, un grand escalier Louis XV, quelques fenêtres sans vitres, un mur, et du vent, du vent ! C’est sur un plateau en vue de la mer. À côté est une masure de paysan. Nous y sommes entrés pour faire boire du lait à Liline qui avait soif[1]. Le jardinet avait de belles passe-roses qui montaient jusqu’au toit, des haricots, un chaudron plein d’eau sale. Dans les environs un cochon grognait (comme dans ta Jeanneton[2]) et plus loin, au delà de la clôture, des poulains en liberté broutaient et hennissaient avec leurs grandes crinières flottantes qui remuaient au vent de la mer. Sur les murs intérieurs de la chaumière, une image de l’Empereur et une autre de Badinguet ! J’allais sans doute faire quelque plaisanterie quand, dans un coin près de la cheminée, et à demi paralytique, se tenait assis un vieillard maigre, avec une barbe de quinze jours. Au-dessus de son fauteuil, accrochées au mur, il y avait deux épaulettes d’or ! Le pauvre vieux était si infirme qu’il avait du mal à prendre sa prise. Personne ne faisait attention à lui. Il était là ruminant, geignant, mangeant à même une jatte pleine de fèves. Le soleil donnait sur les cercles de fer qui entourent les seaux et lui faisait cligner des yeux. Le chat lapait du lait dans une terrine à terre. Et puis c’était tout. Au loin, le bruit vague de la mer. J’ai songé que, dans ce demi-sommeil perpétuel de la vieillesse (qui précède l’autre et qui est comme la transition de la vie au néant), le bonhomme sans doute revoyait les neiges de la Russie ou les sables de l’Égypte. Quelles visions flottaient devant ces yeux hébétés ? et quel habit ! quelle veste rapiécée et propre ! La femme qui nous servait (sa fille, je crois) était une commère de cinquante ans, court-vêtue, avec des mollets comme les balustres de la place Louis XV, et coiffée d’un bonnet de coton. Elle allait, venait, avec ses bas bleus et son gros jupon, et Badinguet, splendide au milieu de tout cela, cabré sur un cheval jaune, tricorne à la main, saluant une cohorte d’invalides dont toutes les jambes de bois étaient bien alignées. La dernière fois que j’étais venu au château de Lassay, c’était avec Alfred. Je me ressouvenais encore de la conversation que nous avions eue et des vers que nous disions, des projets que nous faisions…

Comme ça se fout de nous, la nature ! et quelle balle impassible ont les arbres, l’herbe, les flots ! La cloche du paquebot du Havre sonne avec tant d’acharnement que je m’interromps. Quel boucan l’industrie cause dans le monde ! Comme la machine est une chose tapageuse ! À propos de l’industrie, as-tu réfléchi quelquefois à la quantité de professions bêtes qu’elle engendre et à la masse de stupidité qui, à la longue, doit en provenir ? Ce serait une effrayante statistique à faire ! Qu’attendre d’une population comme celle de Manchester, qui passe sa vie à faire des épingles ? Et la confection d’une épingle exige cinq à six spécialités différentes ! Le travail se subdivisant, il se fait donc, à côté des machines, quantité d’hommes-machines. Quelle fonction que celle de placeur à un chemin de fer ! de metteur en bande dans une imprimerie ! etc., etc. Oui, l’humanité tourne au bête. Leconte a raison ; il nous a formulé cela d’une façon que je n’oublierai jamais. Les rêveurs du moyen âge étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes.

L’humanité nous hait, nous ne la servons pas et nous la haïssons, car elle nous blesse. Aimons-nous donc en l’art, comme les mystiques s’aiment en Dieu, et que tout pâlisse devant cet amour ! Que toutes les autres chandelles de la vie (qui toutes puent) disparaissent devant ce grand soleil ! Aux époques où tout lien commun est brisé, et où la Société n’est qu’un vaste banditisme (mot gouvernemental) plus ou moins bien organisé, quand les intérêts de la chair et de l’esprit, comme des loups, se retirent les uns des autres et hurlent à l’écart, il faut donc comme tout le monde se faire un égoïsme (plus beau seulement) et vivre dans sa tanière. Moi, de jour en jour, je sens s’opérer dans mon cœur un écartement de mes semblables qui va s’élargissant et j’en suis content, car ma faculté d’appréhension à l’endroit de ce qui m’est sympathique va grandissant, et à cause de cet écartement même. Je me suis rué sur ce bon Leconte avec soif. Au bout de trois paroles que je lui ai entendu dire, je l’aimais d’une affection toute fraternelle. Amants du beau, nous sommes tous des bannis. Et quelle joie quand on rencontre un compatriote sur cette terre d’exil ! Voilà une phrase qui sent un peu le Lamartine, chère Madame. Mais, vous savez, ce que je sens le mieux est ce que je dis le plus mal (que de que ! ). Dites-lui donc, à l’ami Leconte, que je l’aime beaucoup, que j’ai déjà pensé à lui mille fois. J’attends son grand poème celtique avec impatience. La sympathie d’hommes comme lui est bonne à se rappeler dans les jours de découragement. Si la mienne lui a causé le même bien-être, je suis content. Je lui écrirais volontiers, mais je n’ai rien du tout à lui dire. Une fois revenu à Croisset, je vais creuser la Bovary tête baissée. Donnez-lui donc de ma part la meilleure poignée de main possible.

Je n’ai pas encore écrit à Bouilhet depuis tantôt huit jours que je suis ici, et n’en ai pas reçu de nouvelles. J’ai peur, pauvre chère Louise, de te blesser (mais notre système est beau, de ne nous rien cacher), eh bien ! ne m’envoie pas ton portrait photographié. Je déteste les photographies à proportion que j’aime les originaux. Jamais je ne trouve cela vrai. C’est la photographie d’après ta gravure ? J’ai la gravure qui est dans ma chambre à coucher. C’est une chose bien faite, bien dessinée, bien gravée, et qui me suffit. Ce procédé mécanique, appliqué à toi surtout, m’irriterait plus qu’il ne me ferait plaisir. Comprends-tu ? Je porte cette délicatesse loin, car moi je ne consentirais jamais à ce que l’on fît mon portrait en photographie. Max l’avait fait, mais j’étais en costume nubien, en pied, et vu de très loin, dans un jardin.

Les lectures, que je fais le soir, des détails de mœurs sur les divers peuples de la terre (dans un des livres que j’ai achetés à Paris) m’occasionnent de singulières envies. J’ai envie de voir les Lapons, l’Inde, l’Australie. Ah c’est beau, la terre ! Et mourir sans en avoir vu la moitié ! sans avoir été traîné par des rennes, porté par des éléphants, balancé en palanquin ! Je remettrai tout dans mon Conte oriental. Là je placerai mes amours, comme, dans la préface du Dictionnaire, mes haines.

Sais-tu que je n’ai jamais fait un si long séjour à Paris et que jamais je ne m’y suis tant plu ? Il y a aujourd’hui quinze jours à cette heure, je revenais de Chaville et j’arrivais chez toi. Comme c’est loin déjà ! Il y a quelque chose derrière nous qui tire vers le lointain les objets disparus, avec la rapidité d’un torrent qui passe. La difficulté que j’ai à me recueillir maintenant vient sans doute de ces deux dérangements successifs. Le mouvement est arrêté. Loin de ma table, je suis stupide. L’encre est mon élément naturel. Beau liquide, du reste, que ce liquide sombre ! et dangereux ! Comme on s’y noie ! comme il attire !

Allons, adieu, chère bonne Muse, bon courage, travaille bien ! Tu me parais en dispositions crânes. Mille compliments à la servante, mille baisers à la maîtresse. À toi tout. Ton G.


  1. Sa nièce Caroline.
  2. La Paysanne.