Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0415

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Louis Conard (Volume 3p. 297-300).

415. À LOUISE COLET.
[Trouville,] Mardi soir, 9 heures [16 août 1853].

Je t’assure que ta correction est fort difficile. Voilà une demi-heure que j’y rêve sans pouvoir trouver de solution immédiate. Ton récit[1], qui se passe en 1420, est une date précise. Ton Lippi est un personnage historique. Je ne sais ni l’époque de la mort et de la naissance du Giotto, ni l’année où le Triomphe de la mort d’Orcagna a été peint, ni aucune date de la vie d’Orcagna. Comment veux-tu que je t’arrange tout cela, seul, ici, sans un dictionnaire biographique même le plus élémentaire, ni aucun livre enfin qui puisse me mettre sur la voie ? Il fut un temps où je savais tout cela par cœur. Mais depuis dix ans que je n’ai fait d’histoire, comment veux-tu que je m’y prenne ? Il m’est donc impossible d’arranger cela de suite comme tu le désires, pauvre chère amie. Envoie-moi des notes précises. Les renseignements ne te manquent pas à Paris, Delisle peut t’en donner ou toi-même dans la Biographie universelle, ou dans Vasari, ce qui serait mieux, tu trouveras des renseignements suffisants. Envoie-les-moi et, poste par poste, c’est-à-dire en un jour, j’arrangerai la chose.

Je crois que Giotto vivait à la fin du XIVe siècle, que le Campo Santo est à peu près du même temps, mais je ne sais ce que Giotto a fait au Campo Santo, que j’ai du reste mal vu, ni s’il y a même travaillé. J’y ai passé deux heures. Il faudrait deux semaines, et je n’ai considéré que la grande fresque d’Orcagna. Je ne veux pas corriger tes bévues par d’autres bévues plus considérables, et c’est ce que je ferais infailliblement, flottant dans l’incertitude où je suis.

D’autre part, l’admiration de ton brigand pour Michel-Ange était possible. Michel-Ange était, de son temps, reconnu pour un grand homme. Il frayait [avec] les puissants. Sa réputation avait pu parvenir jusqu’à Buonavita, et de là je comprends sa curiosité et son admiration ensuite pour l’homme qui avait eu le pouvoir de l’épouvanter. Mais en substituant à Michel-Ange Giotto ou Orcagna, tout change. Ici nous sommes au moyen âge. Les peintres étaient de purs ouvriers, sans popularité ni retentissement. L’artiste disparaissait dans l’Art. Du bruit pouvait se faire autour de l’œuvre, mais autour du nom (et à ce point), je ne le crois pas.

Et puis, si je fais la description du Triomphe de la mort, ce sera une description artistique et fausse conséquemment dans la bouche de ton personnage. Si elle est naïve, si elle n’exprime que l’étonnement de la chose, je veux dire l’effet brutal produit par le dramatique du sujet, quel rapport cela aura-t-il à la vocation de peintre ? L’effet que cette fresque a dû produire sur un homme comme Buonavita et dans son temps, c’est de le faire aller à confesse ou entrer dans un couvent. En sortant de là, nous ne pouvons pas faire de cet homme un amant du pittoresque, ce serait sot.

Envoie-moi donc le nom et les dates d’un grand peintre contemporain de Lippi et l’indication de ses œuvres, ou de son œuvre la plus capitale, ce qui vaudrait mieux, et je tâcherai de te ravauder ce passage. Quant au Triomphe de la mort, je le crois une idée malencontreuse. Rien n’est moins esthétique en soi, et l’admiration pour l’artiste qui a fait cela ne doit venir qu’à un esprit dégagé de toute tradition religieuse et habitué à comparer des formes, abstraction faite du but où elles poussent ou veulent pousser. Et c’est parce que ces formes sont incorrectes qu’elles font tant d’effet. Elles poussent à l’épouvante de la mort et non à un sentiment d’admiration, ce que Michel-Ange procure à tout le monde à peu près ; ça c’est de l’Art pur.

Réfléchis à tout cela. Si tu trouves un autre joint, dis-le et renvoie les pages imprimées ci-incluses. Je suis bien fâché, chère Louise, de ne pouvoir te rendre de suite ce petit service, mais tu vois tous les empêchements. Rêves-y un peu, envoie-moi des notes, et je t’obéirai.

Voilà deux jours entiers passés avec mon frère et sa femme. Il a eu l’idée d’aller voir à une demi-lieue d’ici une fort belle habitation en vente. L’idée de l’acheter l’a pris, l’enthousiasme les a saisis, puis le désenthousiasme, puis le réenthousiasme, et les considérations, et les objections. De peur de se laisser gagner, il est parti ce matin en manquant le rendez-vous donné au vendeur. C’est moi qui y ai été à sa place. Je me suis couché à une heure et levé avant quatre. Que de verres de rhum j’ai bus depuis hier ! Et quelle étude que celle des bourgeois ! Ah ! voilà un fossile que je commence à bien connaître (le bourgeois) ! Quels demi-caractères ! Quelles demi-volontés ! Quelles demi-passions ! Comme tout est flottant, incertain, faible dans ces cervelles ! ô hommes pratiques, hommes d’action, hommes sensés, que je vous trouve malhabiles, endormis, bornés !

J’ai eu ce matin donc une conférence de près de quatre heures avec un môsieur, restant debout, contemplant les blés, parlant baux, engrais et amélioration possible des terres. Vois-tu ma tête ! Après quoi j’ai écrit à Achille, en quatre pages, un modèle de lettre d’affaire, une petit mot pour toi, et j’ai un peu dormi cet après-midi. Mais je suis encore fatigué à cause de l’ennui et du froid que j’ai eus. Je grelottais dans les guérets, et mon cigare tremblait au bout de mes dents. J’aurais bien voulu ce soir t’écrire cette correction, cela m’aurait remis ; mais je n’y vois que du feu en vérité.


  1. Les Enfants célèbres : La Rançon du Génie.