Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0420

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Louis Conard (Volume 3p. 315-318).

420. À LOUIS BOUILHET.
Trouville, 23 août 1853.

Quelle sacrée pluie ! comme ça tombe ! Tout se fond en eau ! Je vois passer sous mes fenêtres des bonnets de coton abrités par des parapluies rouges. Les barques vont partir à la mer. J’entends les chaînes des ancres qu’on lève avec des imprécations générales à l’adresse du mauvais temps. S’il dure encore trois ou quatre jours, ce qui me paraît probable, nous plions bagages et revenons.

Admire encore ici une de ces politesses de la Providence et qui y feraient croire. Chez qui suis-je logé ? Chez un pharmacien ! Mais de qui est-il l’élève ? De Dupré ! Il fait, comme lui, beaucoup d’eau de Seltz. « Je suis le seul à Trouville qui fasse de l’eau de Seltz ! » En effet, dès huit heures du matin, je suis souvent réveillé par le bruit des bouchons qui partent inopinément. Pif ! paf ! La cuisine est en même temps le laboratoire. Un alambic monstrueux y courbe parmi les casseroles

L’effrayante longueur de son cuivre qui fume


et souvent on ne peut mettre le pot au feu à cause des préparations pharmaceutiques. Pour aller dans la cour, il faut passer par-dessus des paniers pleins de bouteilles. Là crache une pompe qui vous mouille les jambes. Les deux garçons rincent des bocaux. Un perroquet répète du matin au soir : « As-tu bien déjeuné, Jacko ? » Et enfin un môme de dix ans environ, le fils de la maison, l’espoir de la pharmacie, s’exerce à des tours de force en soulevant des poids avec ses dents.

Ce voyage de Trouville m’a fait repasser mon cours d’histoire intime. J’ai beaucoup rêvassé sur ce théâtre de mes passions. Je prends congé d’elles et pour toujours, je l’espère. Me voilà à moitié de la vie. Il est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles. Je ne cache pas cependant qu’elles me sont, depuis trois semaines, revenues à flot. J’ai eu deux ou trois bons après-midi en plein soleil, tout seul sur le sable, et où je retrouvais tristement autre chose que des coquilles brisées. J’en ai fini avec tout cela, Dieu merci ! Cultivons notre jardin et ne levons plus la tête pour entendre crier les corneilles.

Comme il me tarde d’avoir fini la Bovary, Anubis et mes trois préfaces, pour entrer dans une période nouvelle, pour me livrer au « Beau pur » ! L’oisiveté où je vis depuis quelque temps me donne un désir cuisant de transformer par l’art tout ce qui est « de moi », tout ce que j’ai senti. Je n’éprouve nullement le besoin d’écrire mes mémoires. Ma personnalité même me répugne, et les objets immédiats me semblent hideux ou bêtes. Je me reporte sur l’idée. J’arrange les barques en tartanes. Je déshabille les matelots qui passent pour en faire des sauvages marchant tout nus sur des plages vermeilles. Je pense à l’Inde, à la Chine, à mon conte oriental (dont il me vient des fragments). J’éprouve le besoin d’épopées gigantesques.

Mais la vie est si courte ! Je n’écrirai jamais comme je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force que l’on se sent et qui vous étouffe, il faudra mourir avec elle et sans l’avoir fait déborder !

J’ai revu hier, à deux heures d’ici, un village où j’avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski[1]. Rien n’était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux barques. Les femmes au lavoir étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre, et battaient leur linge sale dans la même eau bleue. Il pleuvait un peu, comme l’autre fois. Il semble, à certains moments, que l’univers s’est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls vivons. Et est-ce insolent la nature ! Quel polisson de visage impudent ! On se torture l’esprit à vouloir comprendre l’abîme qui nous sépare d’elle. Mais quelque chose de plus farce encore, c’est l’abîme qui nous sépare de nous-mêmes. Quand je songe qu’ici, à cette place, en regardant ce mur blanc à rechampi vert, j’avais des battements de cœur et qu’alors j’étais plein de « Pohésie », je m’ébahis, je m’y perds, j’en ai le vertige, comme si je découvrais tout à coup un mur à pic, de deux mille pieds, au-dessous de moi.

Ce petit travail que je fais, je vais le compléter cet hiver, quand tu ne seras plus là, pauvre vieux, le dimanche, en rangeant, brûlant, classant toutes mes paperasses. Avec la Bovary finie, c’est l’âge de raison qui commence. Et puis, à quoi bon s’encombrer de tant de souvenirs ? Le passé nous mange trop. Nous ne sommes jamais au présent, qui seul est important dans la vie. Comme je philosophise ! J’aurais bien besoin que tu fusses là ! Il me coûte d’écrire ; les mots me manquent. Je voudrais être étendu sur ma peau d’ours, près de toi, et devisant « mélancoliquement » ensemble.

Sais-tu que, dans le dernier numéro de la Revue, notre ami Leconte était assez mal traité[2] ? Ce sont définitivement de plates canailles. « La phalange » est un chenil. Tous ces animaux-là sont encore beaucoup plus bêtes que féroces. Toi qui aimes le mot « piètre », c’est tout cela qui l’est !

Écris-moi une démesurée lettre, le plus tôt que tu pourras et embrasse-toi de ma part. Adieu.


  1. Musicien, voir Correspondance, t. I, p. 24.
  2. Article de J. Verdun, désobligeant et sans sincérité.