Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0422

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Louis Conard (Volume 3p. 327-329).

422. À LOUISE COLET.
[Trouville] Samedi soir, minuit [27 août 1853].

Il est difficile d’entasser plus de bêtises que je ne l’ai fait hier au soir. Enfin, puisque c’est écrit, que ça parte ! Tu verras au moins par là que je ne ménage avec toi ni le temps ni le papier. Il était près de 3 heures quand je me suis couché ce matin.

Rien de neuf. La mer a été très forte aujourd’hui, la marée de cette nuit sera dure encore. Comme c’est beau la mer !

L’histoire de ma lettre que le vent envole et porte sur la fenêtre du curé m’a beaucoup amusé. Cela est très drôle. Tiens-moi au courant de tes affaires, chère Louise. Crois-tu réussir à l’Odéon ? As-tu vendu tes autres contes ? Qu’as-tu décidé pour eux ? Crois-tu que Babinet vienne me voir si je le réinvite ? Tu peux lui dire qu’il sera le bien reçu.

Mon frère a tout à fait renoncé à l’acquisition de son château. Son beau-père n’a pas voulu lui prêter d’argent (car il n’était pas assez riche pour faire maintenant cette acquisition : 300 000 francs). Mais quinze jours à réfléchir là-dessus me semblent monstrueux. Tous ces gens d’action sont si peu habitués à penser que cela les dérange comme un événement. Quant à moi du reste, je n’aurai guère cet embarras. J’achèterai peu de propriétés !

J’ai été bien heureux que ma dernière lettre t’ait fait tant de plaisir ! Tu as enfin compris et approuvé même ce qui d’abord t’avait blessée. La nature, va, s’est trompée en faisant de toi une femme : tu es du côté des mâles. Il faut te souvenir de cela toujours, quand quelque chose te heurte, et voir en toi si l’élément féminin ne l’emporte pas. Poésie oblige. Elle oblige à nous regarder toujours comme sur un trône et à ne jamais songer que nous sommes de la foule et nous y trouvons compris. T’indignerais-tu si on te disait du mal des Français, des chrétiens, des provençaux ? Laisse donc là ton sexe comme ta patrie, ta religion et ta province. On doit être âme le plus possible, et c’est par ce détachement que l’immense sympathie des choses et des êtres nous arrivera plus abondante. La France a été constituée du jour que les provinces sont mortes, et le sentiment humanitaire commence à naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps où quelque chose de plus large et de plus haut le remplacera, et l’homme alors aimera le néant même, tant il s’en sentira participant.

J’ai dit aux vers du tombeau : vous êtes mes frères, etc.

C’était beau, le bénissement des ânes et des vaches au moyen âge. Mais ce qui était humilité deviendra intelligence. La science, en cela, marche en avant. Pourquoi la poésie n’irait-elle pas plus vite encore ? Il faut la porter toujours au delà de nous-mêmes. Et quand je traite les femmes de haut, tu protestes en ton cœur contre cette insolence. Il te semble que c’est injuste. À coup sûr, si je t’y comptais ! Allons donc !

Adieu, bon courage ! travaille bien ! J’ai épuisé toute ma provision de papier à lettres. De Pont-l’évêque sans doute je t’écrirai un petit mot jeudi. Mille baisers sur le cœur. À toi.

Ton G.

D’ici à Mantes, je reverrai le plan de l’Acropole. Penses-y de ton côté. Nous l’arrêterons là.