Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0433

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Louis Conard (Volume 3p. 369-370).

433. À LOUISE COLET.
[Croisset] 1 heure, nuit de lundi [17-18 octobre 1853].

J’ai fait ce matin mes adieux à Bouilhet. Le voilà parti pour moi. Il reviendra samedi ; je le reverrai peut-être encore deux autres fois. Mais c’est fini, les vieux dimanches sont rompus. Je vais être seul, maintenant, seul, seul. Je suis navré d’ennui et humilié d’impuissance. Le fond de mes comices est à refaire, c’est-à-dire tout mon dialogue d’amour dont je ne suis qu’à la moitié. Les idées me manquent. J’ai beau me creuser la tête, le cœur et les sens, il n’en jaillit rien. J’ai passé aujourd’hui toute la journée, et jusqu’à maintenant, à me vautrer à toutes les places de mon cabinet, sans pouvoir non seulement écrire une ligne, mais trouver une pensée, un mouvement ! Vide, vide complet.

Ce livre, au point où j’en suis, me torture tellement (et si je trouvais un mot plus fort, je l’emploierais) que j’en suis parfois malade physiquement. Voilà trois semaines que j’ai souvent des douleurs à défaillir. D’autres fois, ce sont des oppressions ou bien des envies de vomir à table. Tout me dégoûte. Je crois qu’aujourd’hui je me serais pendu avec délices, si l’orgueil ne m’en empêchait. Il est certain que je suis tenté parfois de foutre tout là, et la Bovary d’abord. Quelle sacrée maudite idée j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues, les affres de l’Art !

Je me donne encore quinze jours pour en finir. Au bout de ce temps-là, si rien de bon n’est venu, je lâche le roman indéfiniment et jusqu’à ce que je ressente le besoin d’écrire. Je t’irais bien voir tout de suite, mais je suis tellement irrité, irritant, maussade, que ce serait un triste cadeau à te faire que ma visite. Sacré nom de Dieu, comme je rage !

Je veux toujours écrire au Crocodile ; mais, franchement, je n’en ai toujours ni l’énergie, ni l’esprit.

Tu vas avoir un beau jeudi, toi. Je vous envie. Quelle bosse de Servante et de Fossiles !

J’ai grand’hâte que Bouilhet soit revenu, pour qu’il me parle de cette fameuse Servante. Un tel sujet en vers, quand j’y réfléchis, me paraît une grande chose comme difficulté vaincue. Je sais ce que c’est que de mettre en style des sujets communs. Cette scène que je recommence était froide comme glace. Je vais faire du Paul de Kock. On va toujours du guindé au canaille. Pour éviter le commun on tombe dans l’emphase et, d’autre part, la simplicité est si voisine de la platitude !

J’ai relu avant-hier soir Han d’Islande. C’est bien farce ! Mais il y a un grand souffle là dedans et c’est curieux comme esquisse (d’intention de Notre-Dame).

Adieu ; je ne sais que te dire, sinon que je t’embrasse. Tâche de m’envoyer de l’inspiration. C’est une denrée dont j’ai grand besoin pour le quart d’heure. Pensez à moi jeudi. Ma pensée sera avec vous toute la soirée. Quelle pluie !

Le temps n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Encore adieu ; mille baisers tendres ; à toi, à toi.

Ton G.