Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0440

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Louis Conard (Volume 3p. 385-387).

440. À MAURICE SCHLÉSINGER.
[24 novembre 1853.]

Que vous êtes bon, mon cher Maurice, d’avoir pensé à moi ! Je ne vous oubliais pas de mon côté, croyez-le bien, et depuis ce soir où nous nous sommes séparés sous les arcades Rivoli, je n’ai pas été une seule fois à Paris sans entrer chez Brandus[1] pour savoir de vos nouvelles. Votre exil volontaire est-il définitif ? Avez-vous quitté la France pour toujours ? Vous reverrai-je, et quand ? Dites-le-moi donc ! Ne venez-vous jamais à Paris ? Contez-moi votre vie et vos projets. Rien de ce qui vous touche ne m’est indifférent, vous le savez. Tout est ici pour le plus mal dans le plus exécrable des mondes possibles, et la décrépitude universelle, qui m’entoure de loin, m’atteint au cœur. Je deviens d’un sombre qui me fait peur et d’une tristesse qui m’attriste. On ne peut malheureusement s’abstraire de son époque. Or, je trouve la mienne stupide, canaille, etc., et je m’enfonce chaque jour dans une ourserie qui prouve plus en faveur de ma moralité que de mon intelligence. L’année prochaine, je change de vie et je vais m’installer quatre mois à Paris pour y faire de la littérature militante. La nausée m’en vient déjà ! Tout cela est tombé si bas ! Il est temps néanmoins que je me décide : j’ai bientôt 32 ans et les cheveux me tombent.

J’ai été cet été à Trouville avec ma mère. J’y ai beaucoup pensé à vous en revoyant votre maison. Que n’y étiez-vous, pour nous promener ensemble à cheval au bord de la mer, comme autrefois[2], et pour fumer des cigares au clair de lune ! Vous rappelez-vous cette belle soirée sur la Touques, où Panofka nous jouait des variations sur la romance du Saule ? Il y a de cela dix-sept ans, environ ! Que devient Mlle Maria. Elle doit être grande maintenant. La mariez-vous ?

Quant à ma famille, à moi, rien de nouveau n’y est survenu. Je m’occupe beaucoup de l’éducation de ma petite nièce. Elle commence à parler assez couramment l’anglais et à lire quelques mots d’allemand. Je vous remercie bien de votre invitation. J’en profiterai peut-être à quelque jour. Où est le temps où je n’en refusais aucune, et qu’est devenu ce bon cabinet de la Gazette musicale, où l’on disait de si fortes choses entre quatre et six heures du soir ?

Quelle étrange chose que la vue des lieux ! Chaque fois que je passe par Vernon, je me penche à la portière machinalement pour vous voir sous le débarcadère ! J’ai déjà perdu tant d’affections, cher ami, je compte tant de morts, en terre et sur terre, que je tiens au peu qui me reste, et je me raccroche à mes souvenirs comme d’autres à leurs espérances.

Allons, adieu, songez à moi. Écrivez-moi. Ma mère a été bien sensible à votre souvenir. Présentez à Mme Maurice toutes mes civilités affectueuses. Embrassez votre fils pour moi et donnez-vous une poignée de main de ma part.

Tout à vous.


  1. Éditeur de musique, successeur de Maurice Schlésinger.
  2. Voir Œuvres de Jeunesse inédites, t. I, p. 504.