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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0445

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 3p. 400-404).

445. À LOUISE COLET.
[Croisset] Dimanche soir, 1 heure
[18 décembre 1853].

J’ai mille excuses à te faire, pauvre chère Muse (commençons par nous embrasser). Quand je dis excuses, ce sont plutôt des explications.

Je ne méprise nullement la Servante. Qui t’a fourré ça dans la tête ? Au contraire ! au contraire ! Si j’avais jugé la chose mauvaise, je te l’eusse déclaré comme j’ai fait pour ta Princesse, pour ta comédie de l’Institutrice. Mais non ! Tu ne comprends jamais les demi-teintes. Je pense comme toi que tu n’as peut-être jamais écrit de plus beaux vers et en plus grande quantité dans la même œuvre. Mais, et ici commencent les réticences, d’abord je ne te sais nul gré de faire de beaux vers : tu les ponds comme une poule les œufs, sans en avoir conscience (c’est dans ta nature, c’est le bon Dieu qui t’a faite comme ça). Rappelle-toi encore une fois que les perles ne font pas le collier, c’est le fil, et c’est parce que j’avais admiré dans la Paysanne un fil transcendant, que j’ai été choqué ne plus l’apercevoir si net dans la Servante. Tu avais été, dans la Paysanne, shakespearienne, impersonnelle. Ici, tu t’es un peu ressentie de l’homme que tu voulais peindre[1]. Le lyrisme, la fantaisie, l’individualité, le parti pris, les passions de l’auteur s’entortillent trop autour de ton sujet. Cela est plus jeune et, s’il y a une supériorité de forme incontestable, des morceaux superbes, l’ensemble ne vaudra jamais l’autre (?) parce que la Paysanne a été imaginée, que c’est un sujet de toi, et en imaginant on reproduit la généralité, tandis qu’en s’attachant à un fait vrai, il ne sort de votre œuvre que quelque chose de contingent, de relatif, de restreint. Tu m’objectes n’avoir pas voulu faire de didactique. Qui te parle de didactique ? Si ! il fallait faire la Servante ! Maintenant, il est trop tard, et au reste peu importe. Une fois le titre mis de côté, ce sera une fort belle œuvre et émouvante. Mais élague tout ce qui n’est pas nécessaire à l’idée même de ton sujet. Ainsi, pourquoi ta grande artiste, à la fin, qui vient parler à Mariette ? À quoi bon ce personnage complètement inutile dans le drame, et fort incolore par lui-même ? Soigne les dialogues et évite surtout de dire vulgairement les choses vulgaires. Il faut que tous les vers soient des vers.

La continuité constitue le style, comme la constance fait la vertu. Pour remonter les courants, pour être bon nageur, il faut que, de l’occiput jusqu’au talon, le corps soit couché sur la même ligne. On se ramasse comme un crapaud et l’on se déploie sur toute la surface, en mesure, de tous les membres, tête basse et serrant les dents. L’idée doit faire de même à travers les mots et ne point clapoter en tapant de droite et de gauche, ce qui n’avance à rien et fatigue. Mais comment pouvais-tu me juger assez borné pour méconnaître la valeur de ta Servante ?

Dis-moi donc, et n’oublie pas, si je n’ai point commis une grande sottise en décachetant le dernier paquet du Crocodile et en envoyant directement la lettre à Me B. C’était pour t’épargner un port de lettre considérable, voilà tout. Lui réponds-tu, au Crocodile ? Encore un mot sur les lettres ; nous causerons de nous ensuite. C’est à propos de ta comédie que l’on va insérer dans le Pays. Tu t’étonnes de la pudibonderie de Cohen. Eh bien ! il est de l’opinion générale. Sois sûre que ce qu’il dit, d’autres le pensent et ne le disent pas.

Voilà où nous en sommes. Tu as vu le scandale de Sainte-Beuve qui trouvait que tu manquais de délicatesse ! Ce sont de ces choses dont il faut profiter, ou plutôt qu’il faut exploiter au profit même de son œuvre. Soyons donc contenus, chastes, sans rien nous interdire comme Intention ; mais surveillons-nous sur les mots.

Toi, tu te lâches un peu trop en ces matières et tu y mets une candeur qui peut passer pour impudeur (je parle en général, témoin : « c’est le dernier amour, etc. ! » ). Dans ce conte de la Servante il n’est question que d’impureté, de débauche ! de courtisane ! Interdis-toi, à l’avenir, tout cela. Ton œuvre y gagnera d’abord, et ensuite tu auras plus de lecteurs et moins de critiques.

Ces sujets-là te troublent. Je voudrais qu’il te fût interdit d’en parler et j’attends pour t’admirer sans réserve que tu nous aies écrit un conte où il ne soit pas question d’amour, une œuvre in-sexuelle, in-passionnelle. Médite bien ta Religieuse, et surtout point d’amour et point de déclamation contre les prêtres ni la religion ! Il faut que ton héroïne soit médiocre. Ce que je reproche à Mariette, c’est que c’est une femme supérieure.

Quant à publier, je ne suis pas de ton avis. Cela sert. Que savons-nous s’il n’y a pas à cette heure, dans quelque coin des Pyrénées ou de la Basse-Bretagne, un pauvre être qui nous comprenne ? On publie pour les amis inconnus. L’imprimerie n’a que cela de beau. C’est un déversoir plus large, un instrument de sympathie qui va frapper à distance. Quant à publier maintenant, je n’en sais rien. Lancer à la fois la Servante et la Religieuse serait peut-être plus imposant, comme masse et contraste. Non ! je n’ai pas pour tout un détachement sépulcral, car rien que d’apprendre tes petites réussites de librairie m’a fait plaisir. Je suis bien peu détaché de toi, va ! pauvre Muse ! moi qui voudrais te voir riche, heureuse, reconnue, fêtée, enviée ! Mais je veux par-dessus tout te voir grande. Ce qui te fait [te] méprendre, c’est que j’en veux à ceci : l’aspiration au bonheur par les faits, par l’action. Je hais cette recherche [de] béatitude terrestre. Elle me semble une manie médiocre et dangereuse. Vivent l’amour, l’argent, le vin, la famille, la joie et le sentiment ! Prenons de tout cela le plus que nous pourrons, mais n’y croyons point. Soyons persuadés que le bonheur est un mythe inventé par le diable pour nous désespérer. Ce sont les peuples persuadés d’un paradis qui ont des imaginations tristes. Dans l’antiquité, où l’on n’espérait (et encore !) que des Champs-Élysées fort plats, la vie était aimable. Je ne te blâme que de cela, toi, pauvre chère Muse, de demander des oranges aux pommiers. Oranger ou pommier, j’étends mes rameaux vers toi et je me couche sur tout ton être.

À toi, mille baisers partout.

Ton G.

Je t’eusse écrit plus longuement sans la résolution que j’ai prise de me coucher un peu de meilleure heure. Voilà plusieurs nuits que je n’entre au lit qu’à 4 heures du matin ; c’est stupide.


  1. Alfred de Musset.