Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0449

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Louis Conard (Volume 3p. 419-420).

449. À ERNEST CHEVALIER
Mercredi soir [1853].

Pauvre bougre et cher ami, je te croyais parfaitement à Grenoble et en train de faire respecter Thémis, et non aux Andelys souffrant et cacochyme (si l’on peut s’exprimer ainsi). Voilà ce que c’est, mon bon, que de prendre les choses sublunaires trop à cœur. Si tu eusses été philosophe, tu eusses épargné du mouvement à ta bile, du chagrin à ta famille et beaucoup de désagrément à toi-même.

Et moi aussi, j’ai su ce que c’était que les nerfs. Si la sensibilité est une sorte de guitare que nous avons en nous-mêmes et que les objets extérieurs font vibrer, on a tant raclé sur cette pauvre mienne guimbarde que quantité de cordes en sont cassées depuis longtemps, et je suis devenu sage parce que je suis devenu vieux. Beaucoup de cheveux vous réchauffent la cervelle : or, me voilà chauve.

Grand moutard ! fous-toi un peu plus doctoralement d’autrui, de ses opinions, de ses discours et de son estime même. Le seul moyen de rester tranquille dans son assiette, c’est de regarder le genre humain comme une vaste association de crétins et de canailles. Plaire à tout le monde est trop difficile. Pourvu qu’on se plaise, ça c’est l’important, et la tâche bien souvent n’est déjà pas si aisée.

Quand te verra-t-on ? Quand viendras-tu ? toi, ta femme et Mme Leclerc, que ma mère sera fort aise de recevoir de nouveau ? Quant à t’aller voir, je ne peux te le promettre prochainement. Mais si tu ne pouvais venir (ce que je ne crois pas), j’irais un de ces jours aux Andelys, m’assurer moi-même de ta parfaite connaissance dont j’attends des nouvelles. Adieu, vieux. Mille amitiés à toi et pour tous les tiens.