Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0451

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Louis Conard (Volume 3p. 422-429).

451. À LOUISE COLET.
Mardi, minuit.

Si je ne t’ai pas reparlé de l’affaire du Philosophe, c’est que je croyais que c’était entièrement fini, quant à présent du moins, et fini par un refus formel de sa part. Malgré l’avis contraire de Béranger, je persiste à penser que le mien était bon, si toutefois tu continues à le tenir ferme. Je t’ai donné ce conseil d’après les données de son caractère, que tu m’as dit être faible ; et, cela admis, j’avais raison ! Donc, attends et tiens bon, et ne crois plus, chère Muse, que je ne m’intéresse pas à tes affaires. Rien de ce qui te touche, au contraire, ne m’est indifférent. Je voudrais te voir, avant tout, heureuse, heureuse de toute façon, de toute manière, heureuse d’argent, de position, de gloire, de santé, etc., et si je savais quelqu’un qui pût te donner tout cela, je t’irais le chercher pieds nus.

Le bonheur, ou ce qui en approche, est un composé de petits bien-être, de même que le non-malheur ne s’obtient que par la plénitude d’un sentiment unique qui nous bouche les ouvertures de l’âme à tous les accidents de la vie.

N’est-ce pas vendredi prochain que l’on décide le prix ? J’attends dimanche matin avec anxiété.

Tu me verras dans trois semaines au plus tard. Je n’ai plus, d’ici à mon départ, que cinq ou six pages à faire et, de plus, sept ou huit à moitié ou aux deux tiers faites. Je patauge en plein dans la chirurgie. J’ai été aujourd’hui à Rouen, exprès, chez mon frère, avec qui j’ai longuement causé anatomie du pied et pathologie des pieds-bots[1]. Je me suis aperçu que je me foutais dans la blouse (si l’on peut s’exprimer ainsi). Ma science, acquise de fraîche date, n’était pas solide de base. J’avais fait une chose très comique (le plus joli mouvement de style qu’il fût possible de voir et que j’ai pleuré pendant deux heures, mais c’était de la fantaisie pure et j’inventais des choses inouïes. Il en faut donc rabattre, changer, refondre ! Cela n’est pas facile, que de rendre littéraires et gais des détails techniques, tout en les gardant précis. Ah ! les aurai-je connus les affres du style ! Au reste, tout maintenant m’est montagne ! Bouilhet n’a pas été mécontent de ce que je lui ai lu. J’ai fait, je crois, un grand pas, à savoir, la transition insensible de la partie psychologique à la dramatique. Maintenant, je vais entrer dans l’action et mes passions vont être effectives. Je n’aurai plus autant de demi-teintes à ménager. Cela sera plus amusant, pour le lecteur du moins. Il faut qu’au mois de juillet, quand je reviendrai à Paris, j’aie commencé la fin. Puis j’y reviendrai au mois d’octobre, pour prendre un logement. Quand arrivera-t-il donc ce bienheureux jour où j’écrirai le mot : fin ? Il y aura, en septembre prochain, trois ans que je suis sur ce livre. Cela est long, trois ans passés sur la même idée, à écrire du même style (de ce style-là surtout, où ma personnalité est aussi absente que celle de l’empereur de la Chine), à vivre toujours avec les mêmes personnages, dans le même milieu, à se battre les flancs toujours pour la même illusion.

J’ai lu, relu (et je les ai là sous les yeux) tes deux dernières pièces de vers sur lesquelles il y a beaucoup à dire. Les bons vers abondent mais, encore une fois, je ne t’en sais aucun gré. Les bons vers ne font pas les bonnes pièces. Ce qui fait l’excellence d’une œuvre, c’est sa conception, son intensité et, en vers surtout, qui est l’instrument précis par excellence, il faut que la pensée soit tassée sur elle-même. Or je trouve la pièce À ma fille[2], lâche de sentiment (c’est là ce que toutes les mères eussent dit et à peu près de la même manière, poésie à part, bien entendu). Commençons :

La première strophe, sauf le premier vers, me semble très bonne, surtout le dernier vers qui est excellent. Mais remarque que de répétitions dans les cinq strophes qui suivent. C’est toujours sur ou sous. La pensée est divisée en petites phrases pareilles et c’est sans cesse la même tournure de style.

La deuxième strophe, du reste, me plaît assez, quoique moins bonne que l’autre.

Tes cheveux dorés caressent ton front


caressent, expression consacrée.

Sur ta joue il luit


désagréable à l’oreille. Les deux vers qui suivent, charmants, mais il eût fallu les mieux amener par quelque chose de plus large, à propos des cils, et qui aurait fait un pendant plus exact à « un pli de la nuit sur ta bouche rose ».

Voilà trois strophes qui commencent de même :

Sur ton oreiller
Sous tes longs cils
Sur ta bouche.

Ils sont du reste très bons ces deux vers :

Sur ta bouche
Ton souffle


Mais, dans les deux qui suivent, l’inversion est trop forte. Sois sûre que la pensée ne gagne rien à ces tournures poétiques.

Quant à la strophe « de ton joli », je la trouve ATROCE ! de toute façon.

De ton joli corps sous ta couverture


est obscène et hors du sentiment de la pièce. « Couverture » est ignoble de réalité, outre que le mot est laid en soi. Le sentiment était :

Ton visage rit sur la toile blanche


mais cela est tout bonnement cochon, surtout avec la suite :

Plus souple apparaît le contour charmant ;

Et puis, qu’est-ce que vient faire là le Parthénon, l’antiquité et la « frise pure » si près de la « couverture » ? Et d’abord, un enfant n’a pas les formes si saillantes qu’on les voie ainsi sous une couverture ; et « comme les filles du Parthénon dont les seins font bosse », cela est complètement faux, de sentiment et d’expression. Il y a ici une chair qui n’est pas du tout à sa place.

Et, pour les rouvrir, tu baises mes yeux, (Superbe !)
Nous mêlons nos soins, tendre tu m’habilles


Que signifie « mêler des soins » ? et cette tournure archi-prétentieuse « tendre tu m’habilles » ? et quelle vulgarité dans ce « tu m’habilles » ! Notez que nous avons plus bas « ta tête d’ange ».

Des frais tissus chers aux jeunes filles


école de Delille. Au reste, il y a beaucoup de rococo dans cette pièce :

Tu t’assieds parfois rêveuse au piano,
Je pose une fleur sur ta tête d’ange.

« Nous allons au bal », un ange qui va au bal et qui a un port virginal (port comporte par lui-même une idée de maturité). Je trouve toute cette seconde page fort plate.

Auprès du foyer tu brodes, je couds
Tu danses, tu ris,

Est-ce de la poésie cela ? à quoi bon faire des vers pour de pareilles trivialités ? Les morts qui reviennent sont fort embêtants. Cela n’est pas ému, parce que ça tient trop peu de place dans l’économie de la pièce. Il ne faut pas ménager la sensibilité du lecteur quand on la touche. Et puis, voilà encore des détails de beauté qui reviennent :

Avec ton front poli comme un marbre,
Une jeune fille est comme un arbre.

C’est trop. Si elle a le front comme un marbre, elle ne peut être, elle, comme un arbre.

À tous ses rameaux des fruits sont promis,


fort ingénieux ; mais, encore une fois, cela est trop dans un ordre d’idées étrangères à celle de maternité, de virginité.

Et les blanches fleurs
Et les nids joyeux,


quel dommage que deux si bons vers soient perdus !

L’orage, pour dire le malheur, a été dit par tout le monde, et puis, le pire de tout cela et ce qui m’irrite, ce qui fait que je ne suis peut-être pas impartial, c’est le sujet. Je hais les pièces de vers à ma fille, à mon père, à ma mère, à ma sœur. Ce sont des prostitutions qui me scandalisent (voir le Livre Posthume). Laissez-donc votre cœur et votre famille de côté et ne les détaillez pas au public ! Qu’est-ce que cela dit tout cela ? qu’est-ce que ça a de beau, de bon, d’utile et, je dirai même, de vrai ? Il faut couper court avec la queue lamartinienne et faire de l’art impersonnel ; ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il faut qu’il soit étrange, désordonné, tellement intense enfin que cela devienne une création. Mais quant à dire faiblement ce que tout le monde sent faiblement, non.

Pourquoi donc reviens-tu toujours à toi ? Tu te portes malheur. Tu as fait dans ta vie une œuvre de génie (une œuvre qui fait pleurer, note-le) parce que tu t’es oubliée, que tu t’es souciée des passions des autres et non des tiennes. Il faut s’inspirer de l’âme de l’humanité et non de la sienne. C’est comme le sonnet À la gloire[3] ; cela n’est pas lisible et le lecteur s’indignera toujours de la supériorité que l’auteur se reconnaît.

La première strophe est superbe, mais ensuite cela dégringole. « La Poésie personnifiée et parlant », mauvais goût ; « l’étendard de la poésie », idem.

Une route étoilée et sereine


que l’on poursuit un étendard à la main et que l’idéal traçait,

De la cime où je plane,


tout cela est forcé, cherché, encombré.

La gloire sur ma tombe a sonné son réveil,


de qui le réveil ? De la gloire ou de la royauté ?

Nous avons déjà reine et, plus bas, encore reine.

La fleur de l’aloès éclate épanouie


non. La fleur éclate en s’épanouissant, mais elle n’éclate pas épanouie. Quand elle éclate, elle n’a pas pour qualité, pour attribut d’être épanouie ; elle est, au contraire, s’épanouissant.

Si tu as ton prix, travaille ta Servante tranquillement et mets-toi de suite, sans t’inquiéter de rien, à tes autres contes et publie tout en masse. Il faut toujours employer les grosses artilleries. Il ne faut pas donner ainsi son sang goutte à goutte. Songe à ce que serait la publication de six bons contes en vers, bien différents de forme et de fond, et reliés par une pensée et un titre commun. Cela serait imposant d’aspect, à part la valeur du contenu.

Bouilhet m’a dit que Philippon [du Journal pour rire], t’avait défendu formellement de rien recevoir. Dois-je faire néanmoins l’article pour la Librairie nouvelle ? En cas qu’oui, dis-le-moi ; je te l’apporterai.

À toi, je t’embrasse.

Ton G.

  1. Voir Madame Bovary, p. 243.
  2. Voir, à l’Appendice, quelques-uns des vers signalés par Flaubert.
  3. Voir ce sonnet à l’Appendice.