Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0462

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Louis Conard (Volume 4p. 41-44).

462. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure
[25-26 mars 1854].

La tête me tourne et la gorge me brûle d’avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé, de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j’en réponds ; mais ça n’a pas été sans mal !

Mais avant de parler de moi, parlons de toi, pauvre chère Louise. Je t’assure que personne ne compatit plus à ton rhume. Ce sont là de vraies maladies, car qu’est-ce qu’une maladie qui ne fait pas souffrir ? Un mot dans un livre, puisqu’on guérit des plus dangereuses et qu’on meurt des plus bénignes. La douleur, voilà le vrai mal, et c’est bien plutôt d’elle que de la mort que je suis un homme à me mettre sous la peau d’un veau « pour l’éviter » comme disait le vieux. C’est atroce un rhume ! Cela vous démoralise. L’humidité du nez semble tremper les pensées dans je ne sais quel mucus mélancolique. Ô science humaine ! À quoi sers-tu ? C’est pourquoi les gens prétendus utiles me semblent être d’un grotesque qui dépasse les autres. Dans quel état j’étais il y a cinq semaines à Paris ! Quel hargneux et maussade individu je faisais ! C’est qu’en vérité j’y souffrais cruellement. J’étais prodigieusement irrité et triste. Et puis je suis comme l’Égypte : il me faut, pour vivre, la régulière inondation du style. Quand elle manque, je me trouve anéanti comme si toutes les sources fécondantes étaient rentrées en terre, je ne sais où, et je sens par-dessus moi passer d’innombrables aridités qui me soufflent au visage le désespoir.

Pourquoi donc voulais-tu avoir fini ta Servante pour le 1er avril ? Voilà de ces choses que tu me permettras de blâmer ! Il ne faut se rien fixer en ces matières, car on se dépêche alors, avec la meilleure bonne foi du monde et sans s’en douter. On doit toujours s’embarquer dans une œuvre comme un corsaire dans son navire, avec l’intention d’y faire fortune, des provisions pour vingt campagnes, et un courage intrépide. On part, mais on ne sait pas quand on reviendra ! On peut, faire le tour du monde.

Tu travailles encore trop vite. Rappelle-toi le vieux précepte du père Boileau : « écrire difficilement des vers faciles ». Songe donc ce que c’est qu’une œuvre de deux mille vers à corriger ! Il faut retourner tous les mots, sous tous leurs côtés, et faire comme les pères Spartiates, jeter impitoyablement au néant ceux qui ont les pieds boiteux ou la poitrine étroite.

Ce brave Bouilhet vient de passer quinze tristes jours à recorriger son « Homme futur ». Mais enfin c’est fini, et bien fini. J’ai été enchanté de ce qu’il m’a envoyé avant-hier. Il me tarde, comme à lui, de voir la chose imprimée, quoique l’impression pour moi ne change rien ordinairement. Ainsi la lecture de Melaenis dans la Revue ne m’a pas fait changer d’opinion sur une seule virgule. C’est une œuvre, les Fossiles ; mais combien y a-t-il de gens, en France, capables de la comprendre ? Triste ! triste ! Eh non, pourtant, car c’est là ce qui nous console au fond. Et puis qui sait ? Chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer. Aussi quelle reconnaissance j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu’il semble que l’on a connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts !

Il m’est impossible de retrouver cette bande de journal où il y avait, je crois, un discours de Ribeyrolles. Elle est perdue probablement. Mon domestique (un nouveau qui est plus bête que ses bottes) dit qu’il ne sait pas s’il ne l’a pas jetée par hasard dans le seau aux eaux sales et de là aux lieux. Ô démocratie, où serais-tu allée ? Ce papier était probablement tombé de mon lit sur le tapis, et il l’aura chassé avec les ordures. Curieux symbolisme ; mais ça m’embête.

L’autre au moins, qui nous volait comme dans une forêt de Bondy, ne m’a jamais fait de ces bêtises ; tant il est vrai qu’on n’est bien servi que par des canailles ! Ce brave garçon s’est déjà fait chasser de chez trois bourgeois un peu plus regardants (c’est le mot) que nous, à ce qu’il paraît, et l’un d’eux a même trouvé dans sa chambre quantité de mouchoirs de batiste à ton honorable concitoyen, comme dit le père Hugo, et douze paires de gants neufs dérobés furtivement et avec quoi j’eusse fait belle patte, car je les avais pris sur mesure. Mais mon serviteur avait une maîtresse (j’ai su depuis qui payait sa toilette). Ô les femmes ! Exemple de moralité à citer aux enfants. Pourquoi la découverte d’un méfait quelconque excite-t-elle toujours ma gaieté ?

J’ai envoyé immédiatement la lettre à M. d’A… Je lis maintenant un livre latin du temps de Louis XIV, qui est d’une gaillardise profonde. Il y a des femmes qui s’instruisent et des séances où les sexes sont entremêlés[1]. C’est charmant ! Je ris tout seul, comme une compagnie de vagins altérés devant un régiment de phallus. À propos de phallus, ce bon Babinet et Lageolais m’intéressent infiniment. Elle a un grand air de corruption, cette fille. Ce doit être une femme à passions. Tu te feras expliquer ce mot par Bouilhet.

En résumé, je me trouve maintenant dans un assez bon état. La Bovary marche, quitte à retomber bientôt, car je vais toujours par bonds et par sauts, d’un train inégal et avec une continuité disloquée, à la manière un peu des lièvres, étant un animal de tempérament songeur et de plume craintive.

Adieu, je t’embrasse malgré ton rhume, ou plus fort à cause de cela.

À toi, ton G.

  1. Il s’agit sans doute de l’ouvrage de Nicolas Chorier : Aloisiae Sigeae satora sotadica (vers 1680).