Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0465

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Louis Conard (Volume 4p. 50-51).

465. À LOUISE COLET.
[Croisset] Mardi soir [4 avril 1854].

Celle-ci ne compte pas ; c’est pour savoir seulement comment tu vas. Bouilhet, au reste, m’a donné de tes nouvelles. Il m’a dit que tu étais souffrante, mais que tu n’avais rien de sérieux. Je ne sais si c’est une sympathie de nos organes, mais il me pousse, au même endroit que toi, un clou qui, s’il ne rentre pas, sera monstre ! Chou colossal ! Orgueil de la Chine ! Arbos sancta ! J’ai été depuis vendredi dans un état affreux d’ennui et d’affaissement, résultat d’un passage dont je ne pouvais venir à bout. Il est, Dieu merci, passé depuis ce soir. Ce livre m’éreinte ; j’y use le reste de ma jeunesse. Tant pis, il faut qu’il se fasse. La vocation, grotesque ou sublime, doit se suivre. Tu parles de ma quiétude. On n’a jamais parlé de rien de plus fantastique. Moi de la quiétude ! Hélas ! non ! Personne n’est plus troublé, tourmenté, agité, ravagé. Je ne passe pas deux jours ni deux heures de suite dans le même état. Je me ronge de projets, de désirs, de chimères, sans compter la grande et incessante chimère de l’Art qui bombe son dos et montre ses dents d’une façon de plus en plus formidable et impossible. D’ailleurs ces premiers beaux jours me navrent. Je suis malade de la maladie de l’Espagne. Il me prend des mélancolies sanguines et physiques de m’en aller, botté et éperonné, par de bonnes vieilles routes toutes pleines de soleil et de senteurs marines. Quand est-ce que j’entendrai mon cheval marcher sur des blocs de marbre blanc, comme autrefois ? Quand reverrai-je de grandes étoiles ? Quand est-ce que je monterai sur des éléphants après avoir monté sur des chameaux ?

L’inaction musculaire où je vis me pousse à des besoins d’action furibonde. Il en est toujours ainsi. La privation radicale d’une chose en crée l’excès, et il n’y a de salut pour les gens comme nous que dans l’excès.

Ce ne sont pas les Napolitains qui entendent la couleur, mais les Hollandais et les Vénitiens : comme ils étaient toujours dans le brouillard, ils ont aimé le soleil.

As-tu un Plutarque ? Lis la vie d’Aristomène. C’est ce que je lis maintenant. C’est bien beau.

Adieu, écris-moi pour me donner des nouvelles de ta santé et du concours. Je t’embrasse. Je t’écrirai samedi. À toi.