Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0484

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 100-101).

484. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 12 octobre [1855].

Qu’as-tu ? Pourquoi n’ai-je pas reçu la sacro-sainte lettre du dimanche ? es-tu malade ? que signifie cet enflement que tu avais à la jambe ?

Il est probable que d’aujourd’hui en quinze j’arriverai à Paris. Mais j’ai encore bien des choses à faire d’ici là.

J’aurais voulu t’apporter la Bovary empoisonnée et je n’aurai pas fait la scène qui doit déterminer son empoisonnement ; tu vois que je n’ai guère été vite. Mon malheureux roman ne sera pas fini avant le mois de février. Cela devient ridicule. Je n’ose plus en parler.

Je ne vois absolument rien à te narrer, si ce n’est que je lis et que j’ai bientôt fini (Dieu merci !) la Nouvelle Héloïse. C’est une rude lecture.

Si tu n’es pas malade, tu es un gredin de ne pas m’écrire.

Les feuilles tombent. Les allées sont, quand on y marche, pleines de bruits lamartiniens que j’aime extrêmement. Dakno reste toute la journée au coin de mon feu, et j’entends de temps à autre les remorqueurs. Voilà les nouvelles.

Je serai parti avant la foire Saint-Romain. Il est probable que je ne verrai pas les baraques. Pauvre foire Saint-Romain !

Ah ! j’oubliais. Devine quel est l’homme qui habite à Dieppedalle ? cherche dans tes souvenirs une des plus grotesques balles que tu aies connues et des plus splendides… Dainez[1] !!! Oui, — il est là — retiré, ce pauvre vieux ! Il vit à la campagne en bon bourgeois, loin des mathématiques et de l’Université, ne pensant plus à l’école.

Énorme ! Juge de ma joie quand j’appris cette nouvelle. Quelle visite nous lui ferions si tu venais ! et quels petits verres, ou plutôt quel cidre doux… ! car je suis sûr qu’il brasse lui-même « pour s’occuper ».

Écoute le plus beau. Il s’est trouvé en chemin de fer avec l’institutrice et a été « très aimable », jusqu’à lui porter ses paquets et courir lui chercher un fiacre. Ils étaient vis-à-vis et il lui faisait du genou (sic). Ils ont eu (à propos de moi) une conversation littéraire. Opinion de Dainez : « Tout le monde écrit bien maintenant. Les journaux sont pleins de talent ! »

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

La première fois que ma mère a vu Dainez (prononcez Dail-gnez) c’était à côté d’un poêle (dans le parloir du collège) et il était recouvert d’un carrick à triple collet, vert.

Si tu étais un gaillard, nous porterions cet hiver, tous les deux, un carrick.


  1. Ancien proviseur du collège de Rouen. Voir lettre no 98